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Limites à la croissance verte

jeudi 22 juin 2023, par Louis Possoz , Marc Germain

Il y a aujourd’hui un large consensus sur le fait que le modèle de croissance [économique] actuel, qui repose sur une consommation toujours plus accrue de ressources naturelles et sur la dégradation de l’environnement, doit être profondément transformé. Les risques liés aux impacts du changement climatique ou à l’érosion de la biodiversité sont inacceptables, et la « croissance brune » pourrait même s’autodétruire par la hausse du prix des matières premières ou par le coût économique de la pollution. [1]

C’est en réponse au caractère insoutenable de la croissance brune qu’a été proposé le concept de croissance verte, c-à-d une croissance de l’économie compatible avec la préservation de l’environnement. Ce concept fait débat tant sur le plan de sa désirabilité et sur celui de sa faisabilité dans un monde fini. Cet article reprend les principales conclusions d’une étude [2] concernant la deuxième partie de ce débat, la question de la faisabilité.

 1. Destruction créatrice et croissance verte

Dans une économie capitaliste, un mécanisme fondamental à la base de la croissance est le processus de destruction créatrice. Selon Aghion et al. (p.11) [3], il s’agit du « processus par lequel de nouvelles innovations se produisent continuellement et rendent les technologies existantes obsolètes, de nouvelles entreprises viennent constamment concurrencer les entreprises en place, et de nouveaux emplois et activités sont créés et viennent sans cesse remplacer des emplois et activités existants. »

C’est la concurrence entre les entreprises qui les pousse à innover. A moins d’en être protégée, une entreprise qui ne jouerait pas le jeu ou resterait durablement moins innovante que ses rivales finira par disparaître.

Le concept de croissance verte est notamment défendu par des scientifiques et ingénieurs qui font miroiter d’incessantes nouvelles ruptures scientifiques et technologiques. Il est aussi défendu par des économistes qui, s’appuyant sur les précédents, pensent qu’il est possible de réconcilier croissance et limites environnementales, grâce au progrès technique et à des mécanismes d’incitation destinés à corriger les comportements non vertueux (par exemple la taxe carbone pour lutter contre le changement climatique).

 2. Limites à la croissance verte

Le raisonnement de la section précédente ignore cependant que la finitude de l’environnement et les lois de la physique (par exemple la loi de conservation de la matière) imposent des limites à la taille de l’économie. En faisant croître l’économie, le processus de destruction créatrice va faire en sorte qu’elle se rapproche de ces limites, voire en dépasse certaines.

L’expression « limites à la croissance économique » fait référence à des contraintes naturelles susceptibles de brider la croissance d’une économie, voire de l’amener en décroissance. Ces limites sont environnementales et physiques.

Les limites environnementales sont liées à la finitude de l’environnement. Elles regroupent (i) les limites en ressources naturelles, c-à-d les quantités existantes de matières et énergies, renouvelables et non renouvelables (par exemple le flux d’énergie solaire arrivant sur Terre) et (ii) les limites en termes de pollutions, liées à la capacité limitée de l’environnement à absorber et « retraiter » toutes les pollutions induites par l’activité économique. Ces limites peuvent être définies à un niveau local (ex : une prairie) ou global (la planète).

À ce dernier niveau, à la suite de Rockström et al. (2009) et Steffen et al. (2015), neuf limites ont été déterminées, en rapport avec : l’acidification des océans, la couche d’ozone, le changement climatique, les cycles de l’azote et du phosphore, l’eau douce, la biodiversité, l’affectation des sols, les nouvelles entités (métaux lourds, substances synthétiques et radioactives), la charge atmosphérique en particules. En 2022, seules les deux premières n’avaient pas été franchies, la dernière n’étant pas encore quantifiée au niveau mondial.

Les limites physiques imposent un minimum strictement positif aux quantités de matières et d’énergies exigées par la production de tout bien ou service. En outre, le principe de conservation de la matière implique que toute matière extraite de l’environnement finit tôt ou tard par y retourner sous forme de déchet ou pollution.

C’est la conjonction des limites environnementales et physiques qui implique que même dans des conditions idéales, une croissance indéfinie est impossible dans un monde fini.

 3. Les limites sont cependant lointaines

Selon les défenseurs de la croissance verte, cette impossibilité est en pratique de peu d’intérêt. Si nombre de ressources sont déjà surexploitées (ex : ressources halieutiques), certaines d’entre elles sont en revanche présentes dans l’environnement en quantités gigantesques par rapport aux besoins de l’économie mondiale. Par exemple, le flux solaire arrivant sur Terre représente à peu près 9000 fois la consommation mondiale d’énergie primaire actuelle.

D’ailleurs, sommes-nous vraiment dans un monde fini ? Les ressources de l’espace sont a priori infinies et certains anticipent une exploitation minière de l’espace dans les vingt ou trente prochaines années… En outre, certaines technologies du futur (dont la fusion nucléaire) suggèrent que les limites physiques sont encore lointaines.

Au vu des paragraphes précédents, moyennant substitution de ressources abondantes à celles qui sont surexploitées, les limites en ressources et physiques ci-dessus ne semblent constituer un obstacle à la poursuite de la croissance qu’à très long terme (au delà du siècle voire plus). Il existerait donc encore un gros potentiel de croissance, et en consacrant une part suffisante de l’activité économique au recyclage et au traitement des pollutions, cette croissance pourrait être rendue compatible avec les limites en termes de pollutions.

 4. Des limites technologiques à la croissance à moyen terme

Malheureusement, toutes les ressources ne sont pas ou plus disponibles en quantité gigantesque (ex : l’espace habitable, nombre d’espèces vivantes). Par ailleurs, la disponibilité réelle d’une ressource ne dépend pas seulement de sa quantité dans l’environnement, mais aussi de sa « qualité » en termes d’accessibilité, de concentration, de fertilité… C’est l’état de la technologie qui détermine la qualité minimale que les ressources doivent avoir pour être potentiellement exploitables.

En outre, certaines limites déjà franchies appellent à une réaction « urgente », qui ne peut pas attendre les éventuelles technologies du futur évoquées plus haut. Dans ce cadre, il importe de prendre en compte les limites technologiques, c-à-d celles qui sont déterminées par les meilleures technologies actuelles ou prévisibles à court et moyen termes. Celles-ci sont plus strictes que les limites physiques, même si l’écart diminue avec le temps grâce au progrès technique.

À cause de ces limites technologiques, les énormes ressources évoquées ci-dessus sont loin d’être toutes exploitables. Sur le plan énergétique par exemple, Dupont (2021) montre que le potentiel éolien et solaire mondial dans les prochaines décennies serait compris entre 1.061 EJ/an et 2.016 EJ/an [4]. Par rapport à la production d’énergie primaire en 2019, on est dans le meilleur des cas dans un rapport de 3,5/1, très loin du rapport 9.000/1 mentionné au premier paragraphe du point 3.

C’est encore la technologie qui détermine les potentiels du recyclage et du traitement des pollutions. Or il apparaît que les limites technologiques ne permettront pas la condition fondamentale d’une croissance verte, à savoir un découplage absolu entre production d’une part, exploitation des ressources et pollutions d’autre part (sauf cas isolé dans le temps et l’espace) [5]. De même, pour des raisons de coûts, il est illusoire de penser à l’espace comme possible réservoir de ressources ou réceptacle de pollutions dans les prochaines décennies.

 5. « Collision » entre limites et croissance à moyen terme

Par le mécanisme de la destruction créatrice, le système capitaliste engendre inévitablement la croissance tant que les limites environnementales ne s’y opposent pas trop. Tôt au tard, la croissance finit par être bridée par ces limites, à cause des deux effets suivants :

  • l’effet d’impact : la pollution se traduit par des impacts toujours plus négatifs sur la production, la population et/ou le stock de capital.
  • l’effet d’éviction généralisé : la répartition de la main d’œuvre et du capital évolue (i) de façon défavorable pour les secteurs d’activités qui contribuent à la reproduction de ces facteurs et ce, (ii) au profit des secteurs exploitant les ressources et en charge du recyclage et du traitement des pollutions. Au niveau des ressources, l’effet d’éviction est dû à la hausse de leur coût d’exploitation, fonction inverse de leur qualité qui se dégrade avec leur exploitation.

Les innovations ont un rôle ambigu, à cause de différents effets rebonds (bien documentés par Parrique et al., 2019) mais aussi à cause d’un effet induit par la destruction créatrice qui oblige les acteurs affectés par les innovations à réagir, soit en créant de nouvelles activités, soit en offrant leurs temps et compétences à d’autres, qui pourront ainsi accroître leurs activités.

Si elles permettent continuellement de repousser les limites technologiques (avec des rendements décroissants à cause des limites physiques), les innovations exacerbent au final les contradictions entre croissance et limites environnementales. Dans le cadre du système capitaliste, loin de seulement constituer la solution, elles sont aussi la source des problèmes parce qu’inscrites au cœur de la destruction créatrice à la base de la croissance.

La littérature fondée sur les modèles intégrant les limites montre que celles-ci sont susceptibles non seulement de ralentir la croissance mais aussi d’amener l’économie en décroissance dans les prochaines décennies. En conclusion, pour remplacer la croissance brune, l’alternative n’est pas (comme le suggèrent certains économistes « mainstreams ») entre croissance verte et décroissance, mais plutôt entre décroissance subie et décroissance choisie [6]. On retrouve là une conclusion de Philippe Bihouix (p.113) [7].

 6. Sortir ou non du capitalisme ?

L’insoutenabilité de la croissance brune actuelle fait partie d’une problématique plus large, qui dépasse la préservation de l’environnement. Aggravation des inégalités, multiplication des impacts environnementaux, croissance atone, autant de graves dysfonctionnements qui font dire à Aghion et al (2020, p.387) [8] que « le capitalisme affronte une crise d’identité comme il n’en a jamais connu auparavant ». Faut-il pour autant sortir du capitalisme ?

Pour les défenseurs de la croissance verte, il n’est pas nécessaire de sortir du système capitaliste, qui doit au contraire être conservé dans la mesure où il engendre spontanément la croissance (jugée désirable car associée au progrès matériel) à travers le mécanisme de destruction créatrice. Au besoin, on associera à ce mécanisme une régulation publique qui protège l’environnement et une autre à caractère social qui accompagne les perdants de la destruction créatrice.

Au contraire, dès lors que la croissance verte est jugée infaisable, on est conduit à chercher un autre système économique, reposant sur d’autres règles, intégrant spontanément les limites (notamment via un contrôle alternatif des entreprises [9]) et permettant d’organiser une décroissance choisie. Ce contrôle alternatif des entreprises pourrait être exercé par une administration centrale ou au niveau de l’entreprise par les parties prenantes [10]. Dans les deux cas, il importe que soient équitablement représentés dans les organes stratégiques les travailleurs, les clients et les ’impactés’ par les diverses externalités (voisinage, environnement et générations futures).

Vu les grandes inégalités entre individus, que ce soit en termes de revenus (Chancel et Piketty, 2021 [11]) ou d’empreinte environnementale (Chancel, 2022 [12]), une politique de décroissance choisie se doit d’être ciblée si elle se veut équitable. Dans ce cas, elle se heurtera à l’opposition d’intérêts socio-économiques puissants partisans du système établi [13]. Et ce, plus encore si par leurs pouvoirs, privilèges et influences, ces intérêts peuvent espérer s’abriter des impacts de la décroissance subie et les laisser aux autres groupes sociaux. Comme mentionné plus haut, le refus d’une politique de décroissance choisie viendra également de ceux qui croient en la faisabilité de la croissance verte.

Actuellement, force est de constater que les discours soutenant la croissance verte sont dominants, comme en témoignent leurs relais dans de grandes institutions internationales et dans les médias « main-streams ». Cependant, cette position dominante pourrait s’affaiblir si les épisodes de récession mondiale (comme en 2009 et 2020) devaient se multiplier à l’avenir. Et ce d’autant plus qu’une croissance moindre ou pire une décroissance subie devrait se traduire par une exacerbation des tensions sociales autour du partage du « gâteau » entre travail et capital.


[1Demailly D. (2013). “Croissance verte vs. décroissance : sortir d’un débat stérile”, Policy Brief n° 12/13, IDDRI.

[2Germain M. (2023), Des limites à la croissance verte, Revue Francophone du Développement Durable, n°21, Mars, p.43–76.

[3Aghion et al. (2020). Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob.

[4Dupont E. (2021). Potential of wind and solar resources and macroeconomic implications of the energy transition, thèse de doctorat, Université de Louvain.

[5Parrique et al. (2019). “Decoupling debunked. Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability”, European Environmental Bureau.

[7Bihouix P. (2014). L’âge des Low Tech, Editions du Seuil.

[8Aghion et al. (2020). Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob.

[9L’entreprise - Point aveugle du savoir ; Sous la direction de Blanche Segrestin, Baudoin Roger, Stéphane Vernac ; Présentation.

[11Chancel et T. Piketty (2021). « Global income inequality, 1820-2020 : The persistence and mutation of extreme inequality », Journal of the European Economic Association, 19(6).

[12Chancel L. (2022). “Global carbon inequality over 1990–2019”, Nature Sustainability, 29/9/2022.

[13Les hyper-riches face à la crise climatique ; France-Inter, 15 février 2023.

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