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Flux mondiaux de CO2 gris

jeudi 28 octobre 2010, par Louis Possoz

Pour une meilleure comptabilité des émissions de CO2

La réduction des émissions de CO2 est un objectif largement partagé. Chaque pays doit contribuer à l’effort commun. Cependant, pour répartir correctement cet effort entre tous les pays, il faut déterminer correctement l’impact de chacun. Actuellement cet impact ne tient compte que des émissions de CO2 sur le territoire national et pas des émissions induites par la production, ailleurs, de biens destinés à être consommés sur le territoire national (et inversement). Il faudrait donc mettre en évidence le contenu implicite en CO2 (le CO2 gris) et en énergie (l’énergie grise) des échanges commerciaux mondiaux. Ensuite, il restera à ajuster les "chiffres officiels" de consommation d’énergie et d’émissions de CO2 pour tenir compte de ces flux. La question posée est de savoir si la différence est importante – elle l’est généralement.


Moins 80%, moins 90%, il faudra grandement réduire les émissions de CO2 d’ici 2050 ! C’est ce qu’osent envisager depuis quelques années d’éminents responsables politiques, Tony Blair par exemple, suivant en cela des recommandations insistantes et quasi unanimes des scientifiques du climat, de la Terre et des océans.

L’Europe, les états, les régions, chacun cherche à réduire ses émissions de CO2 et pavoise quand il y parvient.

Cependant, seule une partie des émissions est comptabilisée, celle émise sur le territoire national. Mais n’y a-t-il pas une partie significative des émissions liées à la consommation nationale qui n’est pas comptabilisée ? Les pays riches, ceux de l’OCDE, ne sous-traitent-ils pas une partie significative de leurs émissions aux pays émergents ? En particulier à la Chine et à l’Inde ? Il s’agit par exemple, des produits (jouets, électroménager, vêtements, etc.) qui sont conçus et utilisés en Europe mais dont au moins certaines parties, souvent les plus énergétivores à la fabrication (acier, etc.), sont produites en Asie. Les relocalisations au niveau mondial n’ont-elles pas tendance à conserver la recherche, l’ingénierie et le marketing dans les pays développés tout en transférant la fabrication et les usines dans les pays émergents ?

Cette question taraude les chercheurs qui étudient les questions d’énergie et d’environnement. Après quelques rares autres, une nouvelle étude, parue en 2010, fait le point sur cette question.

 Production n’est pas consommation

Chaque entité, Europe, pays ou région calcule ses émissions de CO2 en comptant ce qui est émis sur son territoire. Ces émissions résultent du transport des personnes et des marchandises, de la consommation d’énergie pour le chauffage et les différents appareils électriques tant à la maison (résidentielle) qu’au boulot (tertiaire), pour le chauffage et les différents appareils électriques, ainsi que de la consommation de combustibles fossiles pour la production industrielle, y compris celle pour l’agriculture et la pêche.

Le compte est-il bon ? Oui si on se place du point de vue de la production, celle de biens et de service produits sur le territoire. En est-il de même si on se place du point de vue de la consommation ? Non, car une partie des biens de consommation est produite sur le territoire national mais une partie est importée et les émissions associées à la fabrication de ces produits importés sont reprises dans les comptes du pays producteur et pas dans ceux du pays consommateur. Inversement, une partie de la production nationale est exportée pour être consommée ailleurs.

Or les importations et exportations ont un contenu implicite en énergie et en émissions de CO2, contenus souvent dénommés énergie grise et émissions grises, liés à la fabrication des biens concernés. C’est donc la différence entre les importations et les exportations, exprimée en termes d’émissions de CO2, qui dira si nos émissions réelles, celles dues à la consommation nationale, sont supérieures aux émissions affichées, celles dues à la production nationale.

 Le bon compte

Principaux flux (en Mt CO2/an)
Source : Davis & Caldeira, PNAS 2010
Davis & Caldeira, PNAS 2010

On entend régulièrement dire qu’en ce début de 21ème siècle, la Chine et l’Inde deviennent les usines du monde. Il est un fait que beaucoup de produits de consommation courants sont fabriqués dans ces pays. Encore faut-il objectiver cette intuition. En mars 2010, Steven Davis et Ken Caldeira ont publié une étude [1] sur cette question dans le journal de l’Académie des Sciences des États-Unis (PNAS). Ils ont utilisé une méthode soigneuse de comptabilité des échanges commerciaux dans le monde, par catégorie de produits, ainsi qu’une comptabilité des émissions de CO2 et de la consommations d’énergie, associées à chacune de ces catégorie de produits et à chaque pays, ils ont ainsi produit un bilan complet des transferts internationaux de CO2 et d’énergie implicitement contenus dans les produits échangés commercialement dans le monde. Ces chiffres concernent l’année 2004, derniers chiffres à leur disposition.

Les principaux flux du CO2 associés au commerce mondial sont représentés sur la carte ci-dessus. Ils sont exprimés en gigatonnes par an de CO2 (Gt/an). Il s’agit bien des émissions de CO2 dans un pays, liées à la production des biens qui seront consommés dans un autre pays. Sur cette carte, les pays exportateurs nets sont colorés en bleu et les importateurs nets de CO2 le sont en rouge.

 Qu’est-ce que cela change ?

Les auteurs ont établi pour la plupart des pays du monde les montants de ces transferts de CO2 ainsi que des transferts implicite d’énergie, c’est à dire l’énergie qui a été utilisée dans un pays pour la production de biens qui sont consommés dans un autre pays.

Louis Possoz

Dans le tableau ci-contre on a indiqué dans quelles proportions il faut modifier les chiffres "officiels" basés sur la production nationale pour obtenir des chiffres basés sur la consommation nationale. Les chiffres "officiels", ceux des émissions de CO2 et de la consommation d’énergie du pays, ne tiennent compte que de la production de biens dans le pays alors que les chiffres corrigés tiennent compte du solde des importations/exportations de biens.

La différence entre ces chiffres peut être significative. Ainsi pour la Belgique par exemple, le chiffre "officiel" des émissions de CO2 doit être augmenté de pas moins de 47 % pour tenir compte des émissions liées à la production des biens qui sont consommés en Belgique. La consommation d’énergie ne doit de son côté être augmentée "que" de 21 %.

Ces calculs tiennent évidemment compte du fait qu’un bien final est composé d’éléments qui ont été élaborés dans différents pays et en suivant des parcours parfois très complexe. Grâce à des tables détaillées du commerce international (projet GTAP), il est possible de connaître avec une bonne précision les soldes de ces transferts complexes.

 Émissions de CO2 : réduire ou externaliser ?

L’Europe, chaque pays européen et tous les pays développés en général (membres de OCDE) se dotent de plans pour réduire leurs émissions de CO2. Ainsi, l’Europe (des 27) souhaite, d’ici 2020, réduire ses émissions de gaz à effet de serre (et donc pas seulement de CO2) de 20 % par rapport aux niveaux 1990 !

Mais que promet-on quand on dit que l’on va émettre moins de CO2 ? Parle-t-on des émissions dont nous sommes responsables par notre consommation ? En partie seulement, car chaque pays n’est considéré comme responsable que du CO2 émis sur son territoire et pas de celui émis sur un autre territoire pour fabriquer les produits qu’il consomme pourtant. La nuance est importante !

La question qui se pose est : comment procéder pour réduire les émissions de CO2 ? Avec la méthode actuelle qui consiste à ne pas tenir compte des émissions induites ailleurs par la production de biens consommés ici, la tentation est forte de faire produire ailleurs tout ce qui est ennuyeux en termes d’émissions – la production d’acier par exemple – et se réserver ce qui est peu émetteur de CO2 – l’ingénierie ou l’assemblage par exemple.

Le bon sens dit qu’il faudrait compter les émissions liées à la consommation plutôt qu’à la production. En effet, la production n’existe que s’il y a consommation. Aucune entreprise ne produira des biens dont personne ne veut.

Sans cette correction des chiffres "officiels", pour tenir compte des conséquences réelles de la consommation de biens, c’est à dire de l’impact de la production associée à cette consommation, même s’il se produit ailleurs, il ne sera pas possible de définir une politique efficace. Les effets pervers d’une comptabilité insatisfaisante perturberont de plus en plus les négociations internationales et les politiques environnementales.


[1Steven J. Davis and Ken Caldeira, « Consumption-based accounting of CO2 emissions », PNAS March 23, 2010 vol. 107 no. 12 5687-5692

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