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Pour une comptabilité CO2 honnête

lundi 18 mars 2019, par QuelFutur

80% de CO2 en moins, oui, mais en comptant correctement

L’Union européenne projette de réduire ses émissions de CO2 de 80% d’ici 2050, objectif louable dans le contexte de l’urgence climatique. Mais de quelles émissions parle-t-elle ? Celles qui sont dues à notre mode de vie en général, à notre consommation, c’est-à-dire celles qui sont générées au moment de la production de tout ce que nous consommons ? Non, pas du tout. Il s’agit, suivant l’Union européenne, de ne comptabiliser que ce qui est émis sur le territoire européen ! Manière très commode de passer sous silence [1] les flux mondiaux de CO2 gris.

Théoriquement, on peut comptabiliser les émissions mondiales de CO2 de deux manières différentes, mais équivalentes quand on les considère à l’échelle du globe. On peut compter soit les émissions liées à la production, soit celles liées à la consommation. Cependant, ces deux approches ne sont plus du tout équivalentes à une échelle locale quand production et consommation ne se situent pas au même endroit. Actuellement, c’est la première méthode qui est utilisée par l’Union
européenne, ce qui a pour conséquence d’escamoter la responsabilité de l’Europe par rapport à sa consommation. En toute équité, il faudrait compter toutes les émissions associées à la consommation de biens et de services par les Européens, peu importe qu’elles soient physiquement
émises sur le territoire européen ou qu’elles le soient ailleurs, en Asie par exemple, pour la fabrication des biens consommés par les Européens.

Envie d’un nouveau portable ou de nouveaux vêtements, qui sont pour la plupart produits en Asie ? Ces émissions seront mises sur le compte des Asiatiques. Les Européens pourront donc continuer à acheter sans restriction tout ce qui est produit dans ces "usines du Monde", et même à en acheter de plus en plus, croissance économique oblige, sans que ce ne soit comptabilisé dans les émissions européennes de CO2.

Les engrais produits sur le territoire européen engendrent d’importantes émissions de CO2. Comment diminuer ces émissions ? Très simple, il suffit d’utiliser des engrais importés. Bien sûr, il faudra peut-être délocaliser l’une ou l’autre usine, mais on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.

Du point de vue de l’économie, une méthode simple pour réduire les émissions de CO2 consiste à faire produire ailleurs ce qui, dans notre consommation, génère de fortes émissions de CO2 et à nous réserver les activités les moins émettrices de CO2 : finance, ingénierie, conseil, etc. Bien entendu, lorsque l’Europe demandera à la Chine, par exemple, de réduire ses émissions, celle-ci aura beau jeu de lui rétorquer que les consommateurs européens sont responsables d’une partie de ces émissions et qu’il leur appartient de modifier leurs modes de consommation. Et ainsi, de discussion en discussion stérile, 2050 sera vite atteint sans que rien de significatif ne soit réalisé.

Ces transferts internationaux de CO2 ont été bien mis en évidence par une étude parue en 2010 dans les annales de l’Académie des Sciences des États-Unis [2]. Les chercheurs ont calculé que la consommation dans les pays développés était responsable d’importantes émissions de CO2 dans des pays en développement. Ainsi, dans le cas de la Belgique et de l’année 2004 par exemple, une comptabilité basée sur la consommation montre que les émissions réelles sont environ 50% plus
élevées que les émissions officielles. Egalement, alors que le Royaume-Uni se targue d’une réduction de ses émissions de 6% entre 1990 et 2004, celles-ci ont en réalité augmenté de 11% compte tenu de tout ce qui est lié à la consommation des Britanniques [3]. Pour la France, le cabinet Carbone 4 a développé un indicateur mensuel des émissions de gaz à effet de serre. Selon cet indicateur, les émissions françaises ont crû de 25% entre 1990 et 2010 alors que "officiellement" la France aurait diminué ses émissions de 10% [4]. Toute la différence est dans ce que l’on compte, les émissions à partir du territoire national ou celles générées par la consommation nationale.

Les comptabilités nationales et internationales actuelles sont basées sur les flux d’énergies. Les pays tiennent une comptabilité de tous les combustibles fossiles qui entrent ou sortent de leur territoire ou qui en sont extraits. La plus grande partie sera utilisée pour le chauffage, le transport, la production d’électricité et par les différentes industries du pays. Ces utilisations produiront des émissions de CO2 et ce sont ces émissions-là qui constituent actuellement les émissions officielles
de CO2 d’un pays. Pour corriger ces chiffres, il faudrait tenir également compte des importations et exportations de marchandises afin d’ajouter ou retrancher aux "émissions officielles" celles associées à la production de ces marchandises qui seront consommées dans le pays ou exportées. Ce n’est pas très compliqué à réaliser, car toutes les données nécessaires pour mettre en œuvre cette comptabilité "honnête" sont aujourd’hui disponibles. Utiliser une méthode comptable transparente et
loyale revient à parler vrai aux citoyens de l’Union Européenne. Cela nous dotera d’une base plus solide pour les nécessaires et urgentes négociations avec les pays en développement et pour un partage équitable des responsabilités.

Si l’Union Européenne veut vraiment réduire ses émissions de CO2, elle doit d’abord prendre le parti
de les calculer avec lucidité, en y incluant tout ce qui est lié au mode de vie de ses citoyens.


Dans « Changer le monde » [5], Jean-Marc Jancovici nomme "bilan carbone des Français" cette comptabilité des émissions liées à la consommation des citoyens d’un État. Il ajoute une remarque très intéressante : plutôt que de parler de la responsabilité des citoyens dans les émissions de CO2, ce qui est stigmatisant, il propose de parler de la dépendance à ces émissions. On passe ainsi de "être responsable" à "être dépendant" des émissions de CO2. Le défi politique se transforme alors en un projet d’indépendance ! C’est plus sexy, non ?


Références

  • Flux mondiaux de CO2 gris.
  • Tim Jackson : « Correcting this failing calls for more sophisticated resource and economic models than are currently available. In the case of carbon dioxide, however, several recent studies for the UK have confirmed that national accounts systematically fail to account for the ‘carbon trade balance’. In other words, there are more (hidden) carbon emissions associated with UK consumption patterns than appear from the numbers we report to the United Nations under the Climate Change Convention.
    In fact, this difference is enough to undermine the progress made towards the UK’s Kyoto targets. An apparent reduction in emissions of 6% between 1990 and 2004, as reported under UN FCCC guidelines is turned into an 11% increase in emissions, once emissions embedded in trade are taken
    into account.
     »
  • Tim Jackson, « Prosperity without growth report », p51.
    et Druckman, A ; Jackson, T, « The carbon footprint of UK households 1990-2004 ».
  • « Consumption-based accounting of CO2 emissions » ; Steven J. Davis and Ken Caldeira ; PNAS 2010 ; Data.

[1« Les trois thermomètres de l’action contre le réchauffement climatique », Christian de Perthuis, The Conversation, 19 janvier 2020.

[2« Consumption-based accounting of CO2 emissions » ; Steven J. Davis and Ken Caldeira ; PNAS 2010

[3« Prosperity without growth report » ; Tim Jackson ; p.51.

[4« Empreinte Carbone : en 20 ans, les Français ont pris du poids ! » ; La Lettre du Carbone N°2 ; septembre 2011.

[5Jean-Marc Jancovici, « Changer le Monde – Tout un programme ! », Calmann-Lévy 2011.

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