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Cradle to Cradle

lundi 12 mars 2012, par Louis Possoz

L’expression cradle to cradle, du berceau au berceau, a été introduite en référence à l’expression cradle to grave, du berceau à la tombe, couramment utilisée en analyse du cycle de vie. L’expression du berceau à la tombe fait référence à l’impact environnemental total qu’occasionne un produit, depuis sa conception jusqu’à son démantèlement. Par contraste, l’expression du berceau au berceau revendique l’idée que les produits du démantèlement peuvent eux-mêmes être des matières premières et, finalement, permettre ce qu’on a appelé l’économie circulaire.

Le livre de William McDonough et Michael Braungart [1] propose une révolution dans la production industrielle qui, selon les auteurs, pourrait devenir entièrement verte. Qu’en est-il ?

S’agit-il pourtant d’une révolution ? Certainement pas. Nos aïeux ont toujours largement pratiqué une économie authentiquement circulaire, selon l’expression proposée par Arnsperger et Bourg [2]. C’est l’exploitation des combustibles fossiles à partir du XIXe siècle qui a rendu possible la révolution industrielle. À partir de là, tout devenait alors possible, sans limites ! tant l’occident pouvait avoir l’impression de baigner dans un océan d’énergie. Du moins le pensait-on et, pour beaucoup, le pense-t-on toujours.

Il n’y a pas de doutes que les biens qui sont produits aujourd’hui ont généralement de très graves défauts d’un point de vue environnemental. Il n’y a pas de doutes que les émanations, dans l’ambiance de nos maisons, d’un grand nombre de composés chimiques synthétiques contenus dans ces biens sont inquiétantes. Il n’y a pas de doute qu’une grande majorité de produits est destinée à finir rapidement dans les poubelles et sera incinérée ou mise en décharge, épuisant ainsi un peu plus les ressources naturelles non renouvelables et accentuant la pression sur le flux des énergies renouvelables. Des produits environnementalement mieux conçus pourraient certainement représenter une voie de grand progrès. Et tel est, il me semble, un objectif de l’économie verte.

On peut cependant s’interroger sur les raisons de cette production environnementalement inconséquente. S’agit-il d’un défaut d’inventivité des concepteurs, comme le laissent supposer les auteurs ? Ou s’agit-il d’un défaut systémique qui veut qu’une multinationale, par exemple, n’ayant pas de morale (voir le "le capitalisme est-il moral ?" de André Comte Sponville), elle ne produira pas spontanément des biens à longue durée de vie, facilement recyclables ou de haute qualité sanitaire si cela ne lui permet pas d’augmenter ses profits. Au contraire, elle mettra en œuvre toute sa puissance de lobbying, probablement avec succès, pour empêcher toute mesure contraignante qui ne lui serait pas profitable.

Ceci dit, est-ce que la très désirable production de biens de haute (parfaite ?) qualité environnementale est le point central de la problématique écologique ? Est-elle la principale composante d’une solution intégrale de "développement" qui soit compatible avec les limites de la croissance ? Ferait-elle que ces limites soient contournables ? Est-ce que la conception de biens "parfaits" permettrait à l’humanité de disposer à nouveau de ressources quasiment sans limite et, par conséquent, de reprendre le chemin d’une croissance économique perpétuelle ? On peut en douter. Mais le plus important pour moi est que dans leur analyse, les auteurs font pratiquement l’impasse sur l’énergie, qui est pourtant une composante majeure de la production et qui est parfaitement non substituable. J’en arrive donc à émettre quelques idées plus techniques sur l’économie verte.

 Les polluants

Pour éclairer le débat sur les polluants, j’aimerais d’abord faire la distinction entre les polluants, composés chimiques qui peuvent avoir un effet sanitaire nocif sur l’organisme humain, les phtalates par exemple, et les gaz à effet de serre (GES  ) dont l’augmentation dans l’atmosphère provoque le réchauffement climatique. Une substance peut être l’un et l’autre, c’est la cas du protoxyde d’azote par exemple. Par contre, dans le cas du dioxyde de carbone (CO2) on peut difficilement parler d’agent polluant car dans ce cas on devrait dire la même chose de la vapeur d’eau (H2O). En effet, ce sont deux des principaux GES   mais ce sont aussi deux molécules à la base des deux grands cycles naturels qui sous-tendent la vie terrestre, le cycle de l’eau et celui du carbone. Elles sont donc essentielles à la vie. C’est l’augmentation considérable de leur présence dans l’atmosphère qui provoque une déstabilisation croissante du climat et donc de toute la biosphère. D’un autre point de vue, il est utile de distinguer, tant pour les polluants que pour les GES  , entre les composants dont la production est "accidentelle", qui ne sont là que suite à un choix technologique mais pourraient être remplacés ou supprimés, de ceux dont la production est "fatale", en ce sens qu’ils résultent de l’essence même du processus de production. Dans le cas des GES  , les CFC appartiennent à la première catégorie tandis que le CO2 appartient à la seconde car il n’y a pas moyen d’utiliser l’énergie chimique des combustibles fossiles sans produire du CO2. Les polluants ou GES   "accidentels" sont souvent de bons candidats pour la courbe de Kuznets environnementale. Les états plus développés prennent souvent à cœur de se débarrasser de ces polluants, soit en délocalisant leurs émissions, soit en leur trouvant des substituts voire même en s’en passant. Et l’on retrouve donc ainsi la fameuse courbe en cloche. Mais dans le cas de l’énergie et du CO2, "GES   fatal" résultant de l’usage des combustibles fossiles, on ne pourrait l’éviter qu’en se passant des combustibles fossiles, qui représentent pourtant aujourd’hui 80% des ressources mondiales. Je passe sur l’utopie du stockage massif de CO2 chez qui voudra bien l’accepter sur son territoire.

 La matière

D’un point de vue physique, la production industrielle peut être analysée en terme de matière et d’énergie. Peut-on produire tous les biens de consommations en n’utilisant que de la matière recyclée de manière naturelle (biomasse, silicium, etc.) ou industrielle (aluminium, terres rares, etc.) ? De plus, est-il possible de faire croître exponentiellement cette production afin de permettre la poursuite de la croissance économique exponentielle, indispensable au bon fonctionnement de nos sociétés contemporaines, selon leurs paradigmes actuels ?

D’un côté, le recyclage à cent pour cent (ou presque) est probablement utopique. Une part significative de la production industrielle concerne des produits à usages dispersifs, comme les peintures, les crèmes, les poudres, etc.
Les composants non renouvelables de ces produits ne seront jamais recyclés. Il serait d’ailleurs intéressant de préciser la part qu’occupent ces produits dans la consommation nationale. Et si l’on considère les autres produits, les matériaux qui les composent s’oxydent et s’érodent avec le temps. Là aussi on a des pertes de matière qui sont définitives. Enfin, dans un monde réel, une grande partie des produits est un jour ou l’autre perdue et ne sera jamais récupérée. Le fond des océans pourrait probablement en témoigner. Il faut ajouter que, dans le cas d’une croissance économique continue, le stock en circulation des matières non renouvelables doit également être constamment revu à la hausse. Le thème des pics des métaux prend une importance industrielle et géopolitique croissante et il est brillamment détaillé dans l’excellent ouvrage de Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, deux ingénieurs français [3].

D’un autre côté, se passer des ressources matérielles non renouvelables, comme les métaux par exemple, est aussi assez difficile à imaginer. Une partie très importante de la production industrielle actuelle est dépendante d’espèces atomiques non renouvelables. Et c’est encore plus le cas dans les nouvelles technologies, qu’il s’agisse des énergies renouvelables ou des technologies de l’information et de la communication. Il n’est pas du tout certain qu’il existe des substituts renouvelables pour la majorité de ces matériaux non renouvelables.

 L’énergie

Mais c’est la question de l’énergie qui est clairement la plus critique et c’est sur cette question que "cradle to cradle" est le plus faible. Sauf erreur de ma part, la question des quantités énormes d’énergie fossile consommées est simplement résolue au détour d’une page en signalant que la consommation mondiale d’énergie ne représente jamais qu’un dix millième de ce que la Terre reçoit du Soleil. Ce chiffre donne l’impression que nous baignons dans un océan d’énergie gratuite et renouvelable et qu’il n’y aurait donc qu’à se servir. Cette impression est bien loin de la réalité.

Il faut d’abord rappeler que la Terre réémet dans l’espace, mais à basse température, la même quantité d’énergie que celle reçue du Soleil, à haute température (environ 6.000 kelvins). Une partie du flux d’énergie solaire qui se dégrade ainsi, passant d’une haute à une basse température, menant inexorablement l’Univers vers un état de désordre maximum, peut néanmoins simultanément assurer la promotion d’une partie de l’énergie vers une plus grande qualité, un plus grand ordre. Elle peut par exemple devenir l’énergie chimique du bois, l’énergie cinétique du vent ou encore de l’énergie électrique. C’est par ce moyen que, d’un point de vue énergétique (thermodynamique), la vie peut se développer. Si l’on en revient à l’énergie reçue du soleil, deux mécanismes, un mécanisme thermodynamique et un mécanisme photoélectrique, permettent à une partie, et une partie seulement, de cette énergie d’évoluer vers des formes plus nobles d’énergie, énergie mécanique, électrique ou chimique.

Ainsi, des mécanismes thermodynamiques permettent à une partie du rayonnement solaire d’être converti en énergie mécanique, pluies, vents et courants marins. Tous les grands et petits mouvements de l’atmosphère et des océans sont animés par cette machine thermodynamique. Et l’on réalise bien les énormes quantités d’énergie mises en jeu par les courants marins, pour ne citer qu’eux. La plus grande partie des mouvements atmosphériques et océaniques démarrent dans les régions équatoriales chauffées par le soleil. Quand des photons du rayonnement solaire heurtent le sol ou l’eau, leur énergie se dégrade immédiatement en énergie thermique dont la "valeur" résiduelle dépend de la différence de température entre le corps heurté et la température ambiante (par exemple une roche à 60°C et une température ambiante de 20°C). Il en résultera des mouvements de convection de l’air ambiant (et d’évaporation si la roche était humide) qui en s’échauffant va s’élever et être ainsi à l’origine des courants atmosphériques terrestres. On notera qu’avec les températures citées, cette machine thermodynamique convertit l’énergie solaire en énergie mécanique avec un rendement maximum de 6% (pour une puissance théorique maximale). Le poster "Global Exergy Flux, Reservoirs, and Destruction" du GCEP (Stanford University) montre que les quantités d’"énergie utile" (exergie  ), vent, houle et nuages, représentent moins de 1% de ces fameuses "dix mille fois". Et, bien entendu, on ne pourra jamais utiliser qu’une toute petite partie de ces ressources naturelles que sont les énergies du vent, des courants marins et de la pluie (des nuages) tout en mettant en œuvre des quantités colossales d’équipements et des quantités colossales de métaux divers pour fabriquer ces équipements.

Hors les phénomènes thermodynamiques, le rayonnement solaire peut également être converti en énergie noble par effet photoélectrique. C’est ce qui se passe lors de la photosynthèse, mécanisme essentiel à la base de la vie sur Terre. Dans d’excellentes conditions, la biomasse stocke l’énergie solaire avec un rendement de l’ordre de 2%. Mais comme il n’y a pas de plantes partout et que les conditions ne sont pas partout excellentes, la production globale de biomasse ne représente environ que cinq dix millièmes de ces fameuses "dix mille fois".

Il est aussi possible d’utiliser directement l’énergie du soleil, de manière "moderne". Avec les technologies actuelles, le procédé de conversion thermodynamique peut être mis en œuvre dans des centrales solaires à concentration, tandis que le procédé photoélectrique peut l’être au moyen des panneaux photovoltaïques. Il ne faudra cependant pas sous-estimer les effets sur les climats locaux d’installations très importantes de captation directe de l’énergie solaire. Il faudra aussi prendre en compte les quantités gigantesques de matières premières qui seront nécessaires pour la fabrication de ces installations. On se trouvera confronté au double problème géopolitique des territoires occupés par ces installations et de la compétition pour l’accès à des ressources métalliques parfois rares, comme les terres du même nom par exemple.

Avec beaucoup de bonne volonté, les auteurs donnent aussi quelques conseils pour une meilleure production d’énergie. On y retrouve les classiques du genre, pas toujours très éclairés. Ainsi, la production décentralisée d’électricité serait "considérablement plus efficace" que la production centralisée, car elle permettrait d’éviter les pertes de transport. Parfois exacte, cette affirmation est aussi régulièrement incorrecte. Ou encore, une multiplication de petites éoliennes serait préférable à quelques grosses éoliennes. Là aussi, c’est plutôt le contraire, en partie parce qu’une plus grosse éolienne est plus haute, là où l’énergie du vent est plus importante. Indépendamment de l’attrait du "small is beautiful" on retrouve dans ces (mauvaises) préférences un parfum de libéralisme, au sens d’une méfiance un peu exagérée par rapport aux solutions collectives sans compter l’intérêt évident des fabricants de ces équipements individuels. Production individuelle d’énergie, avec de petites unités, versus production effectuée en commun, dans de plus grosses installations. Pourtant, il est énergétiquement plus efficace d’acheter quelques parts dans la coopérative "émission-zéro" qu’une petite éolienne à mettre sur son toit.

Un autre classique du genre est la dénonciation du peu d’efficacité des centrales électriques nucléaires ou thermiques, qui "rejettent d’immenses quantités de chaleur inutilisée". Pourtant, si la production d’électricité est efficace, cette "chaleur" est généralement trop peu chaude (30°C) pour pouvoir utilement être transportée, distribuée puis utilisée pour chauffer quoi que ce soit. La perte d’énergie utile (exergie  ) correspondant à la dissipation de cette chaleur à basse température est bien plus faible (3,5%) que celle au générateur de vapeur (61%), qui se produit lors de la transformation de l’énergie chimique ou nucléaire en énergie thermique à 520°C [4]. C’est d’ailleurs dans la diminution de cette dernière perte que se trouve la raison du succès des cycles combinés gaz-vapeur, dont la température de combustion dépasse les 1400°C.

Cradle to cradle propose une vision bien sûr très utile de la production industrielle. Les méthodes de conception proposées vont clairement dans la bonne direction. Pour autant, le livre n’aborde pas la question essentielle, la longue croissance exponentielle de la consommation des ressources naturelles et singulièrement celle de l’énergie qui nous a collectivement amené à la démesure, démesure dont les conséquences seront catastrophiques pour les générations futures, sans une réorientation rapide et radicale de nos systèmes de production et de consommation. Et, peut-être plus grave encore, le livre donne la fausse impression que cette croissance pourrait se poursuivre, si seulement l’on concevait autrement les produits.

En conclusion, les ressources énergétiques sont et seront "la" question matérielle (physique) centrale pour l’humanité. Et l’urgence climatique, qui est paradoxalement une conséquence de l’utilisation d’énergie (les combustibles fossiles) complique encore lourdement les choses.


[1William McDonough and Michael Braungart, « Cradle to Cradle », North Point Press 2002, 193 pages.

[2Arnsperger, C. & Bourg, D. (2016). Vers une économie authentiquement circulaire : Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité. Revue de l’OFCE, 145(1), 91-125. doi:10.3917/reof.145.0091.

[3Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, « Quel futur pour les métaux ? », EDP Sciences 2010. Voir aussi, Philippe Bihouix, « Des limites de l’économie circulaire : la question des métaux », Institut Momentum, 2011.

[4Joseph Martin et Pierre Wauters, « Installations thermiques motrices - analyse énergétique et exergétique », DUC 2011.

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