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Vers quelle décroissance ?

jeudi 17 décembre 2020, par Louis Possoz

Que la croissance ou le progrès puissent se développer infiniment, voila une affirmation qui distingue radicalement la culture occidentale de toutes les autres.
Gilbert Rist [1]

La décroissance économique est un projet politique apaisant tout autant que passionnant.

  • Un projet apaisant car il nous libérera de l’angoisse devant un futur particulièrement sombre, une angoisse qui ne cesse de croître, comme on le constate sondage après sondage, devant un avenir que nous percevons de plus en plus noir, de plus en plus déprimant.
  • Une aventure passionnante car il faudra commencer par trouver les moyens d’extirper les mécanismes de la croissance économique sans fin qui nous a été largement imposée jusqu’ici.

Alors seulement, dans un contexte libéré de la spirale délétère du progrès technique aveugle, pourra émerger une société juste, sobre et solidaire, une société permettant à tous de vivre dans la dignité, et pas seulement à quelques puissants d’augmenter sans cesse leur pouvoir et leur richesse.

Les propositions ne manquent pas et des expérimentations diverses sont tentées, depuis parfois fort longtemps. Un chantier immense commencera, durant lequel il faudra soigneusement veiller à ce que chacun puisse avant tout se nourrir, comme l’avait déjà souligné la géographe russe Pierre Kropotkine : pour le peuple, le pain passe avant la révolution. [2]

Si la décroissance de l’activité économique est un impératif géo-bio-physique essentiel, mis en évidence par une multitude de rapports scientifiques sur les conséquences de cette activité humaine, elle est pourtant souvent mal comprise. Ses détracteurs confondent facilement, volontairement ou non, une récession économique subie avec une décroissance choisie ou, plus exactement, avec une décroissance consentie, car collectivement et démocratiquement délibérée.

Les pouvoirs économiques et politiques actuels répètent à l’envi que les catastrophes environnementales sont pour l’essentiel une conséquence de comportements individuels inadéquats. Ce qu’il faudrait avant tout suggèrent-ils, c’est que chacun s’habitue à une consommation responsable. Tout serait alors presque réglé. Pourtant, ni les observations ni aucune étude ne viennent confirmer cette croyance.

Le but premier de l’économie, selon les définitions des sciences économiques classiques, serait de répondre aux besoins des consommateurs. Un premier dogme est ainsi forgé qui camoufle immédiatement la question centrale des intérêts du producteur. Le système technicien dans lequel nous vivons est organisé par et pour les producteurs, très peu pour répondre aux besoins réels des consommateurs, comme on le constate avec la 5G, nullement exigée par les citoyens mais nécessaire au déploiement massif des objets connectés, ce qui ne manquera pas d’être suivi comme à chaque fois par un effet rebond considérable. [3]

Ce que veulent les décroissants, c’est une diminution majeure de l’activité économique globale et donc une réduction de la production globale. Pas nécessairement celle de toutes les productions mais celles de beaucoup d’entre elles, celles dont on a pu constater l’inessentialité durant la pandémie du Covid-19, à commencer par l’industrie automobile et le transport aérien. Pas nécessairement de toute forme d’activité humaine mais de celles qui n’existent qu’en extrayant toujours plus de matières premières et d’énergie puis en rejetant leurs déchets et polluants, sans cesse croissants.

L’indispensable décroissance de l’activité économique globale passe nécessairement par une reprise en main structurelle des leviers de la production économique. Il est essentiel que le système productif réponde à l’intérêt général plutôt qu’à celui d’une catégorie sociale particulière. Ce problème, fort ancien autant que difficile, interroge les rapports de pouvoir autant que le droit de propriété privée absolue. Si l’intérêt général peut-être représenté par l’État, comme c’est le cas pour les services publics, il peut certainement l’être également dans les entreprises par des conseils d’administration représentatifs de l’ensemble des facettes de l’intérêt général. Cette dernière approche est une extension à l’environnement des principes de la démocratie économique.

 Les formes de décroissance

Les premiers concernés ne sont-ils pas les pays développés, ceux de l’OCDE, les nôtres ! Qu’est-ce qu’un pays développé ? dans quel sens est-il développé ? celui de la sagesse, de l’amour, du bonheur ? on se le demande bien. Le sociologue Jacques Ellul répond que le concept de développement n’a à voir qu’avec la Technique, qu’on s’efforce de répandre partout. Ce concept n’avait aucun sens avant l’avènement du Système Technicien : « au XIXe siècle, dit Ellul, le bonheur finit par être réduit et assimilé au bien-être. » [4]

La forme de décroissance la plus connue, en raison de crises économiques comme celles de 1929 ou du Covid-19, est la décroissance subie, celle qu’on appelle récession, qui fait suite à des dérèglements du système productif. L’origine de ces dérèglements peut être interne à l’économie (endogène), comme dans le cas des crises financières de 1929 ou 2008, ou externe (exogène), comme avec la pandémie de 2020. À l’issue de chacune de ces crises, les classes moyennes descendent de quelques marches, tant sur l’échelle du statut social que sur celle de la dignité humaine, tandis que les privilégiés voient leur richesse s’accroître. Quant aux sans emploi, sans domicile, sans papiers, ils plongent encore un peu plus profondément dans la misère.

Il y a ensuite la décroissance choisie, celle qui s’envisage comme une addition de choix individuels, si possible opérés dans la joie et la bonne humeur. Le mouvement de la simplicité volontaire est emblématique de cette approche. Si l’expression de décroissance choisie connaît un certain succès, elle se rencontre principalement dans des populations au niveau socio-culturel relativement élevé, éprouvant peu de difficultés matérielles. A contrario, l’expression paraît totalement inaudible aux catégories sociales qui peinent à boucler leur fin de mois, aux gilets-jaunes, aux exclus de la société et aux sans avenir.

Plus acceptable par tous est la décroissance consentie, celle dans laquelle, après analyse et délibération, une société s’engage collectivement à faire diminuer l’activité économique globale tout en permettant à chacun de mener une vie digne. Ainsi, des pans entiers de la production économique, tout aussi toxiques que peu utiles, peuvent être abandonnés au profit d’une réorganisation autour des productions essentielles permettant de se nourrir, de se loger, de se soigner, sans oublier les non-productions économiques que sont le rire, l’amour, le rêve ou la chaleur des relations humaines.

Au final, il ne s’agit pas de chercher à réduire les consommations individuelles, objectif cruel pour la foule des peu nantis autant que stratégie économiquement inopérante. Exiger de quelqu’un qu’il n’achète pas le nouveau modèle qu’il voit en vitrine et que la publicité lui vante par tous les médias possibles et imaginables, relève d’un sadisme certain. Par contre, s’il n’existe pas de nouveau modèle d’ordiphone, le quidam passera simplement son chemin, sans probablement y penser plus avant. Avec la décroissance consentie, on cherche d’abord et avant tout à créer les conditions d’une réorganisation de l’économie, progressive mais profonde, qui permettra assez spontanément de ne plus avoir à produire des biens peu ou pas utiles ou des biens rapidement obsolètes. Cependant, pour que cette réorganisation majeure des territoires, de la mobilité, de l’agriculture, de l’habitat et des modes de vie voit le jour, il est indispensable qu’elle soit approuvée par ceux qui produisent effectivement l’alimentation, l’habitat, le système de santé, etc.. Si le contrôle de ces secteurs reste principalement entre les mains des actionnaires de l’agro-industrie, de la promotion immobilière ou de l’industrie pharmaceutique, il ne pourra jamais y avoir de décroissance consentie.

 Des comportements individuels...

Ceux qui rejettent la décroissance avec force articulent leur argumentation autour de deux idées qui, à l’analyse, s’avèrent bien plus de simples éléments de langage, d’idées toutes faites ou de prises de position idéologique, que de thèses solidement étayées.

L’expression comportements individuels est un premier élément de langage. Quant au second, qui sera abordé sous le titre suivant, il soutient que la mission de l’économie est avant tout de répondre aux besoins des consommateurs. L’une et l’autre de ces affirmations ont en réalité pour double fonction de faire porter la responsabilité des catastrophes environnementales sur les épaules des consommateurs, en affirmant qu’elles sont essentiellement une conséquence de leurs comportements individuels, et par la même occasion de taire la responsabilité les donneurs d’ordre de la politique et de l’économie. Le forgeage d’éléments de langage est une des activités favorites des conseillers en communication des entreprises et des politiques. Il en a été ainsi pour nier le réchauffement climatique, nier les dangers du tabac, ou actuellement ceux des pesticides. De la même manière, ils servent aujourd’hui à nier les méfaits irréductibles de la croissance économique.

Aujourd’hui, la responsabilité individuelle est mise à toutes les sauces. Elle est devenue l’alpha et l’oméga de toutes les analyses sur les difficultés qui s’accumulent sur les sociétés humaines et sur la Planète. Les émissions de CO2 ? Responsabilité individuelle ! Pas d’emploi pour gagner sa vie ? Responsabilité individuelle, ne suffit-il pas de traverser la rue pour trouver un emploi ! La déforestation ? Responsabilité individuelle, il suffit de manger moins de viande ! Les océans transformés en soupe de plastique ? Responsabilité individuelle, il faut trier ses déchets ! Et tout à l’avenant.

Pourtant le bureau d’ingénieurs Carbone 4, qui a étudié l’impact réel des écogestes, conclut que dans le meilleur des cas, « même avec un comportement individuel proprement héroïque, c’est-à-dire l’activation quotidienne et sans concession de tous ces leviers, un Français ne peut espérer réduire son empreinte de plus de 2,8 tonnes par an, soit environ 25% de l’empreinte carbone annuelle. [5] »

La série documentaire sur Arte, "Petite classe moyenne" montre aussi comment toute une catégorie d’individus est progressivement étouffée dans un système qui les étrangle toujours un peu plus. Malgré leurs efforts (individuels) incessants et leur épuisement croissant, ils descendent progressivement l’échelle sociale, perdant petit à petit estime de soi et confiance en l’humanité [6]. Et ne parlons pas du nombre croissant des exclus de la société.

Les prises de position antagonistes sur la décroissance économique ont aujourd’hui atteint un point Godwin, les décroissants se faisant régulièrement traiter de Khmer verts, d’éco-fascistes ou d’Amishs par les tenants du libéralisme économique et de la mondialisation. Il ne s’agit ici encore que d’éléments de langage, soigneusement peaufinés !

 … aux besoins du consommateur

Dans les cours d’économie, on apprend que la fonction essentielle de l’économie est de répondre aux besoins des consommateurs. Une définition répandue dit que « L’économie est la science de l’allocation optimale de ressources rares à la satisfaction de besoins potentiellement infinis ». A contrario, on évoque rarement les besoins ou les intérêts des producteurs, comme si les actionnaires n’avaient pas besoin d’augmenter leur richesse, comme si les dirigeants n’avaient pas besoin d’augmenter leur pouvoir et leur puissance. La croissance économique est-elle poussée par l’offre ou par la demande ? C’est un vieux débat en économie, comme celui de l’œuf ou de la poule. Si la balance a pu pencher d’un côté ou de l’autre selon les époques et selon les théories en vogue, aujourd’hui, devant les menaces de plus en plus précises sur l’environnement, ce ne sont clairement plus les consommateurs qui poussent majoritairement sur l’accélérateur.

Les citoyens ordinaires n’ont majoritairement pas besoin de nouveaux aéroports, ils n’ont pas besoin de nouvelles lignes TGV, ni de nouvelles autoroutes, ils préféreraient certainement pouvoir travailler près de chez eux. Mais ce ne sont pas eux qui décident de tout cela, ce sont des promoteurs, des investisseurs, des actionnaires, avec l’approbation intéressée des responsables politiques. Jacques Ellul dirait que personne ne le décide en réalité, qu’il s’agit d’une sorte de main invisible qui veut que lorsque le Système Technicien a la possibilité de s’accroître, ici ou là, il le fait toujours, et les actionnaires s’en saisissent à leur profit. Finalement, peu importe que le progrès technique, soit dicté par les capitaines de l’économie ou qu’il ne soit qu’approprié par eux, l’essentiel est que ce ne sont pas les citoyens ordinaires qui décident de ces productions, les inutiles tout autant que les indispensables. Ce ne sont pas eux non plus qui ont décidé de noyer les territoires sous les pesticides, exterminant ainsi insectes, animaux et plantes, alors qu’il est tout-à-fait possible de produire toute l’alimentation nécessaire sans agro-industrie, sans fermes géantes, sans déforestations massives et sans produits dits phytosanitaires – encore un élément de langage forgé par les industriels de l’agro-chimie pour parler des pesticides, fongicides et herbicides.

Les besoins des entreprises correspondent, par définition, aux intérêts de leurs propriétaires (avec tous les besoins en découlent). Pour les méga entreprises, celles qui déterminent l’évolution de l’ensemble de l’économie, ces propriétaires sont les actionnaires. Ce sont eux ou leurs représentants – dans le cas des fonds de pension ou d’investissement par exemple – qui nomment les administrateurs chargés de définir et contrôler la stratégie de l’entreprise. Pour soigner leur image de marque, la gouvernance des entreprises s’est lancée dans de grandes opérations de lavage vert (greenwashing), emballées dans la très à la mode responsabilité sociale (ou sociétale) des entreprises (RSE). Cependant, ce sont bien les administrateurs, désignés par les actionnaires pour gouverner dans le sens de leur intérêt, qui exercent le pouvoir réel, au-delà de l’apparence peinte par les messages généreux cuisinés par les communicants de l’entreprise. Et il serait pour le moins naïf de croire que l’intérêt des actionnaires corresponde systématiquement à l’intérêt général.

Si donc la décroissance macro-économique est une question d’intérêt général, il semble absolument impératif de changer les règles du jeu pour parvenir à ce que les administrateurs des entreprises représentent collectivement l’intérêt général. Il y a là un enjeu essentiel sans lequel tout projet de décroissance économique sera vain.

 Vers une économie démocratique

La décroissance consentie ne peut pas résulter d’une simple réforme du système de consommation. Ce ne sont pas nos choix personnels de sobriété, ni nos campagnes boycotts, ni même l’interdiction de la publicité qui permettraient d’atteindre l’objectif d’un niveau d’activité économique compatible avec la préservation de notre climat et de notre environnement, même si chacune de ces actions est certainement louable. Tant qu’on produira des emballages en plastique, les océans se transformeront en soupe au plastique. Tant qu’on produira beaucoup d’avions, la facilité des voyages rapides et lointains produira quantité de gaz à effet de serre.

La décroissance consentie ne peut résulter que d’une réforme profonde du système de production pour l’adapter à l’intérêt général, c’est-à-dire à celui des humains présents et futurs, afin qu’ils acquièrent la possibilité d’une vie digne sur une Planète à nouveau habitable. Était-il nécessaire de sauver les compagnies aériennes en raison de la pandémie ? Était-il indispensable de sauver l’industrie automobile ? Avec tout l’argent que les États on injecté dans ces entreprises aux productions non-indispensables, il était certainement possible de nourrir pendant des décennies les chômeurs que ces industries produisent avec une grande régularité grâce à leurs progrès de productivité et de leur permettre de se réorienter vers d’autres activités [7].

Peut-on cependant espérer que l’ensemble de la production économique générale se réforme volontairement pour correspondre à l’intérêt général plutôt qu’à celui des propriétaires du capital ? L’intérêt général commence bien évidemment par la diminution massive des impacts environnementaux de la production jusqu’à ce qu’ils soient inférieurs à la biocapacité terrestre. L’intérêt général cherche tout autant une justice sociale respectueuse de tous et soucieuse de ne pas abandonner les laissés-pour-compte. Ces deux contraintes sont souvent difficile à concilier et apparaissent aisément antinomiques. Le défi est donc important. Par exemple, si la rémunération des femmes est inférieure à celle des hommes, la réponse qui satisferait aux deux contraintes consisterait à diminuer la rémunération des hommes plutôt qu’à augmenter celle des femmes ! a contrario de ce que les syndicats revendiquent le plus souvent.

On trouve des exemples de production économique orientés largement dans le sens de l’intérêt général dans deux secteurs de l’économie, celui des services publics et celui de l’économie sociale et solidaire (ESS). Dans les deux cas, c’est le mode de désignation des administrateurs, c’est-à-dire du gouvernement de l’entreprise, qui oriente l’action de l’entreprise, bien plus que son objet social ou que des lois et des règlements. La manière d’organiser la nomination des administrateurs est à la base de l’objectif d’une production dans le sens de l’intérêt général. Collectivement, le conseil d’administration doit représenter l’ensemble des intérêts de la communauté humaine, ses besoins matériels, son environnement, sa solidarité avec les générations présentes et futures, ses besoins d’une vie digne pour tous, sans pour autant oublier ses besoins d’une juste rémunération du capital et du travail. C’est de la confrontation de ces différents intérêts et de la délibération qu’ils entraîneront qu’émergera la politique de l’entreprise.

Dans le cas des services publics, c’est l’État qui désigne, directement ou indirectement, les administrateurs. Il s’agit donc d’une approche par le haut, assez naturellement technocratique, s’inscrivant largement dans le courant de pensée de l’éco-socialisme. Le débat sur la pertinence du contrôle de la production par l’État est déjà ancien, que le contrôle soit direct ou indirect. Les sceptiques s’appuient souvent sur l’inefficacité, réelle ou supposée, des services publics pour revendiquer leur privatisation. Les partisans en vantent le sens de l’intérêt général.

Dans le cas de l’ESS, ce sont généralement des coopérateurs qui désignent les administrateurs. Classiquement, les coopérateurs rassemblent les apporteurs de capitaux (indépendamment de l’importance de leur apport), les travailleurs de l’entreprise et les bénéficiaires de sa production (les clients). Ils n’incluent habituellement pas explicitement de représentants de l’environnement et des générations futures. Avec l’ESS, qui se situe nettement dans le courant de pensée de l’écologie sociale, l’approche se fait par la base, à partir des citoyens coopérateurs, issus de la société dans son ensemble. Il semble assez vraisemblable qu’en quelques années, s’ils étaient généralisés, ces nouveaux gouvernements des entreprises transformeraient profondément la structure du tissu économique général. Des productions seraient abandonnées, d’autres réorientées et bien des relocalisations s’ensuivraient. La taille des entreprises se réduirait, par détachement des branches peu intégrées, et le bien-être des travailleurs redeviendrait un objectif plutôt qu’un coût. Malheureusement l’étude des conséquences d’une ESS généralisée et impérative n’est pas (encore ?) un sujet de recherche, ni un sujet de débat public.

Entre les services publics et l’ESS, approches qui se trouvent respectivement théorisées dans l’éco-socialisme et dans l’écologie sociale, il y a une différence majeure. La première approche suppose une gestion par en haut, avec des objectifs globaux, détaillés en plans de production et contrôlés au moyen d’indicateurs locaux et globaux. Il s’agit donc d’une stratégie nécessairement technocratique, pilotée par l’État, sur la base de modèles économiques et environnementaux. La deuxième approche, celle de l’écologie sociale, ne fait que postuler, à tort ou à raison, que, s’ils peuvent le faire collectivement, les humains respecteront l’intérêt général, en ce compris celui des enjeux environnementaux, un peu à la manière expliquée par la prix Nobel d’économie Elinor Ostrom dans La Gouvernance des biens communs [8]. Ici, comme le suggère le sociologue Bruno Latour, la science économique s’efface pour faire place à des relations plus immédiates entre les humains et ce qu’ils ont (réellement) besoin de produire pour pouvoir vivre dignement. Le calcul technocratique centralisé est alors remplacé par la conscience sociale collective. La timide tentative en écologie sociale qu’a représenté en France la Convention Citoyenne pour le Climat a déjà montré que, collectivement et informés autant que nécessaire, les citoyens prenaient des décisions que les États s’avéraient incapables de prendre.

 Recettes pour sortir de la croissance

Depuis longtemps, diverses productions économiques sont assurées par des services publics : sociétés nationales de chemins de fer, sociétés nationales ou régionales de distribution d’eau, services postaux nationaux, hôpitaux publics et quantité d’autres exemples. Augmenter le nombre de services publics risque peu d’amener des surprises. Comme toujours la difficulté principale réside dans le mode de désignation des administrateurs et des dirigeants afin que, outre leur compétence, ils soient réellement au service de l’intérêt général plutôt qu’à celui de tel ou tel pouvoir politique ou économique.

Face aux entreprises publiques, certaines entreprises privées fonctionnent selon les principes de la démocratie économique. Hormis les sociétés coopératives de l’ESS, des exemples plus ou moins convaincants d’ESS peuvent être observés en Catalogne, au Mexique ou chez les Kurdes du Rojava. De même, dans quelques ZAD, des groupes s’organisent ici et là selon les principes de la démocratie économique. L’idée d’un partage du pouvoir entre les différentes parties prenantes de l’entreprise n’est pas neuve. Elle s’arrête cependant généralement au partage de pouvoir entre les travailleurs et les détenteurs du capital. La carte blanche Travail : démocratiser, démarchandiser et dépolluer, brillamment défendue à la RTBF par Isabelle Ferreras, l’une de ses autrices, en représente un exemple récent. On peut cependant douter que la participation au pouvoir des travailleurs suffise à défendre l’intérêt général, en particulier pour ce qui concerne l’environnement. L’exemple de l’industrie nucléaire, avec ses travailleurs en désaccord avec une grande partie des opinions publiques, est assez parlant.

L’enjeu pour le passage à une réelle démocratie économique généralisée est que le transfert du contrôle soit appliqué à l’ensemble des entreprises et pas seulement à certaines d’entre elles. Ceci pourrait passer par une loi qui définirait les critères pour la désignation et la composition des conseils d’administration des entreprises, visant à les rendre représentatifs de l’intérêt général. Le contexte une fois collectivement bien installé, il deviendra bien plus aisé de mener une vie épanouissante, moins stressante, tout en disposant des choses essentielles, tant matérielles que sociales ou spirituelles. Bien évidemment, les obstacles sont nombreux. Il est plus que probable que la majeure partie des actionnaires s’opposera par tous les moyens, et ils sont considérables, à un partage réel d’un pouvoir dont ils détiennent jusqu’ici le monopole. Il faudra que la société dans son ensemble s’empare du sujet pour enclencher un véritable virage culturel seul susceptible de démocratiser réellement l’économie. Sans débat public préalable, il est illusoire d’espérer voir émerger des lois qui imposent des conseils d’administration représentatifs de l’intérêt général. Pour que ces lois soient votées, il faut qu’elles soient soutenues par des partis politiques qui n’existent pas encore ! Et ces partis ne naîtront que dans le sillage de mouvements citoyens suffisamment importants.

Le temps du débat public sur la meilleure manière de défendre l’intérêt général est arrivé. Et il est plus urgent que jamais !


[1Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, 2001, p. 389.

[3Kevin Marquet, Jacques Combaz, Françoise Berthoud, Introduction aux impacts environnementaux du numérique, Bulletin de la Société Informatique de France, pp.85-97, 2019.

[4Jacques Ellul, Le Système Technicien, Cherche midi 2012, 338 pp. (édition originale, Calman-Lévy 1977), p. 280.

[5Faire sa part ?, Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, Carbone 4, 2019.

[6Classe moyenne, des vies sur le fil, Frédéric Brunnquell, Arte, 2014.

[7Atécopol, Lettre aux salariées et salariés de l’aéronautique toulousaine, Terrestres, septembre 2020.

[8Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Éditions De Boeck, 1990, trad. française 2010. Note de lecture.

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