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Physique versus Économie
samedi 31 mai 2014, par
Mes remerciements à Marc Germain pour nos très utiles discussions.
« Relancer la croissance et l’emploi », ces mots sont sur toutes les lèvres et sont devenus l’enjeu politique le plus important des gouvernements du monde. La question de savoir si cela est possible ou souhaitable ne se pose même pas. Pourtant, deux thèses antinomiques s’affrontent, celle d’une foi en une croissance potentiellement infinie – thèse dominante chez les économistes – et celle de l’existence de limites à la croissance, – très en vogue chez les physiciens (au sens large). Il ne faut pas s’y tromper, le débat entre ces deux thèses devient progressivement le plus important de ce début de 21ème siècle. Un lourd contenu idéologique en a toujours rendu la discussion difficile si pas impossible.
Bien que déjà ancienne, la controverse est restée à l’arrière plan tant que la production mondiale d’énergie permettait une croissance économique, par ailleurs fort inégalement répartie. Cette grande disponibilité d’énergie a permis une croissance, soutenue pendant les 30 glorieuses, bien plus faible ensuite, pour finalement stagner de nos jours. Car c’est bien l’énergie (sans vouloir vexer ni les actionnaires ni les travailleurs) qui alimente l’économie. Sans énergie, pas d’économie, du moins pas celle de laquelle on parle habituellement, celle de la production de tous ces biens de consommations qui sont devenus petit à petit totalement indispensables (du moins le croît-on).
Le combat entre les deux dogmes est sans concession. Les protagonistes principaux en sont pour l’essentiel les physiciens d’un côté et les économistes de l’autre, avec toutefois des contradicteurs minoritaires dans chaque camps. Des noms d’oiseau sont échangés : « catastrophistes, ignares économiques stupides », mais aussi « celui qui croît qu’une croissance exponentielle indéfinie est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste », sentence sans nuance attribuée à l’économiste Kenneth Boulding.
Une approche historique, qui en vaut bien une autre, consiste à partir des travaux scientifiques de chercheurs du MIT, menés à l’instigation du Club de Rome, et dont les résultats furent présentés dans un livre retentissant sur « les limites de la croissance », paru en 1972. La contre-attaque a démarré en 1973 par un article de Nordhaus [1] et s’est poursuivie en 1974 par un numéro spécial de la « Review of Economic Studies » avec des articles d’économistes aussi réputés que Dasgupta, Heal, Solow et Stiglitz. En quelques années, les limites ont été considérées comme une prédiction risible imaginée par des gens incompétents, démentie par les faits et qui, ô horreur, faisait injure au génie de l’Homme, pourtant apte à résoudre tous les problèmes.
Aujourd’hui, le fossé reste béant entre les tenants de chacune des deux thèses et, il faut bien le reconnaître, les partisans de la croissance économique dominent l’espace médiatico-politique de la tête et des épaules. On peut bien sûr le comprendre dans la mesure où il est plus facile de penser que la croissance économique nous tend la main et qu’elle n’attend qu’un peu de bonne volonté politique pour déployer ses bienfaits. Accepter une forme de finitude est une position existentielle nettement moins facile. De plus, on a peine à imaginer le fonctionnement d’un État moderne sans croissance économique. Un État qui fonctionnerait à enveloppe fermée, qui n’aurait plus les moyens d’améliorer le sort matériel de ses citoyens les moins favorisés sans empiéter sur la consommation de ses autres citoyens. On en retire une impression d’inéluctable chaos social. Pourtant, d’autres voies sont possibles mais elles sont encore peu théorisées. Nous y reviendrons ultérieurement.
Une croissance limitée...
La toute fin des années ’60 a connu une prolifération de débats sur l’avenir des sociétés humaines et de l’humanité. Mai 68 n’est qu’une des nombreuses manifestations de ce foisonnement de questionnements fondamentaux. Bien entendu, les milieux scientifiques ont largement participé à cette interrogation existentielle et c’est dans ce contexte que des jeunes chercheurs du MIT ont tenté de mettre en évidence l’ineptie de la croissance matérielle des sociétés occidentales de l’époque face au caractère limité des ressources planétaires.
Leurs résultats ont été présentés en 1972 dans un ouvrage qui a fait date, « Limits to Growth », sorti en français sous le titre « Halte à la croissance ? » et résumé par le professeur Eduard Pestel, membre du Club de Rome et initiateur du projet. En 2004, l’ouvrage a été réactualisé sous le titre « The Limits to Growth : The 30 Year Global Update », traduit en français sous le titre « Les limites à la croissance (dans un monde fini) ».
Modèle du Monde
Dennis Meadows et ses collègues ont utilisé les outils de modélisations proposés par la dynamique des systèmes, une approche bien connue en sciences appliquées. Dans leur modèle, le monde est décrit au moyen de cinq variables principales : la population, la nourriture per capita, la production industrielle, les ressources non renouvelables et la pollution.
Les chercheurs ont d’abord identifié les diverses relations essentielles entre ces variables. Ainsi par exemple, la population dépend du taux de natalité et du taux de mortalité. Ce dernier dépend à son tout de la disponibilité de nourriture, de celle des services de santé, du niveau de pollution ainsi que du niveau de (sur)population. Dans cet écheveau de relations, on retrouve de nombreuses boucles de rétroaction. Les unes sont positives et ont un effet amplificateur des perturbations, les autres sont négatives et tendent à les estomper. Parmi ces non-linéarités, les rétroactions positives peuvent bouleverser le comportement d’un système jusque là paisible, l’écartant totalement des prédictions intuitives habituelles d’une évolution future comparable à l’évolution passée.
Le modèle du monde a ensuite été calibré. Toutes les relations du modèle ont été quantifiées, représentées soit sous forme de formules mathématiques soit sous forme de tableaux ou de graphiques. Ces formules et tableaux ont été construits (et tous les paramètres qui y interviennent ont été fixés) de telle manière que l’évolution de chaque variable corresponde correctement à son évolution réelle, constatée, entre 1900 et 1970 (un travail de bénédictin !). Pour la période 1900-1970, le modèle ainsi calibré produisait donc forcément des résultats correspondant à la réalité. Les chercheurs ont alors étendu la période de simulation jusqu’en 2100.
Simulations du Monde
Les résultats présentés sous forme de graphique montrent que après une période d’expansion de plus en plus forte, le système finit par s’effondrer. On retrouve ainsi un comportement non linéaire courant en physique... Sous l’effet d’une rapide décroissance des ressources naturelles non renouvelables, alors que la pollution et la population continuent à croître, la production industrielle et celle de nourriture ralentissent puis s’effondrent. Les reculs de la pollution et de la population n’interviennent que plus tard. L’hypothèse ici est que c’est bien la diminution de plus en plus rapide des ressources naturelles non renouvelables, accélérée par un besoin croissant de capital industriel pour exploiter ces ressources de plus en plus difficile à atteindre, qui constitue la principale force de rappel, celle qui finit par interrompre la croissance de la production industrielle et de nourriture.
Même en modifiant les paramètres incertains, comme en doublant ou quadruplant par exemple la quantité de ressources naturelles disponibles, les résultats conservaient la même allure, avec tout au plus quelques années de décalage. Comme souvent, la dynamique des systèmes mettait en évidence les principales tendances de comportement général sans que l’on puisse se fier trop précisément à une date ou a une quantité. Mais c’est bien là l’intérêt de cette approche que de ne pas tenir pour certain le fait que les tendances qui ont prévalu dans le passé se confirmeront nécessairement dans l’avenir. Ce n’est qu’en forçant la croissance de la production industrielle à ralentir puis à s’arrêter, tout en stabilisant la population, que les auteurs sont parvenus à un résultat plus ou moins stable sur une période relativement longue.
Même si les auteurs n’avaient aucunement l’intention de proposer une prédiction plus ou moins précise et encore moins de la situer précisément dans le temps, on peut légitimement vouloir comparer leurs résultats avec la situation actuelle. C’est ce qu’a tenté de faire en 2009 le physicien Graham Turner dans un article souvent cité, « A comparison of The Limits to Growth with 30 years of reality ». L’auteur y montre que l’évolution actuelle s’écarte assez peu de ce qu’envisageait la simulation de base du modèle du monde. Il faut cependant admettre que cette comparaison ne permet pas encore d’arbitrer définitivement entre entre la théorie d’une croissance économique exponentielle qui se poursuivrait indéfiniment, comme l’envisage l’économie orthodoxe, et un retournement dû à un dépassement de limites physiques, comme l’envisage l’étude sur les limites à la croissance. À ce stade, seule une analyse rationnelle de l’évolution actuelle des phénomènes physiques globaux (géologiques, climatiques, biologiques...) ainsi qu’un examen lucide des techniques disponibles permettrait d’arbitrer entre ces deux évolutions antinomiques. On peut cependant craindre que l’affaire ne sera tranchée que bien après que le retournement soit devenu très nettement visible et que toutes les tentatives pour relancer la croissance aient échoué. Dans l’intervalle, bien des souffrances sont à craindre, singulièrement pour les populations les plus faibles.
Il n’en reste pas moins que les résultats de l’équipe Meadows ont fait sensation. Et comme ils étaient déplaisants, les contestations n’ont pas tardé à surgir, principalement de la part des économistes néoclassiques.
... ou une croissance sans limites ?
Selon la théorie économique néoclassique, la croissance économique peut tendre vers l’infini. [2] Ce serait là sa vocation. Mais comment les économistes néoclassiques parviennent-ils à ce résultat en dépit des limitations matérielles ? Quels arguments ont-ils opposés à ceux des chercheurs du MIT dans le numéro spécial de la Review of Economic Studies qui avait justement pour objet de répondre aux Limites de la croissance ? [3]
La critique essentielle tenait en ce que l’étude des limites ne tenait aucun compte des mécanismes de prix. Il n’y a pas de monnaie dans le modèle du monde qui serait donc complètement irréaliste. Depuis toujours, la théorie économique a considéré qu’on ne pouvait additionner des pommes et des poires ce qui imposait la monnaie et les prix comme unité de référence indispensable pour évaluer tout ce qui compte dans l’économie. La monnaie et les prix jouent donc un rôle fondamental. Comme le disent Dasgupta et Heal dans leur article de 1974, « lorsqu’une ressource non renouvelable essentielle s’épuise, son prix de marché augmente, forçant les entrepreneurs à chercher des substituts moins chers. » [4]
L’opinion générale, souvent conforme à l’expérience, est qu’une hausse des prix entraîne mécaniquement une double réaction, (1) le remplacement du produit qui devient trop rare par des substituts connus et (2) l’invention de nouveaux produits susceptibles de remplacer le produit devenu rare et cher. C’est donc par ces deux mécanismes tout simples, substitution et innovation, qu’un taux de croissance économique confortable (disons 3%) pourrait être maintenu indéfiniment. L’économie écologique, un des courants de la pensée économique, se démarque cependant de ce point de vue dominant de l’économie orthodoxe. Pour ces économistes écologiques, substitution et innovation sont soumis à des contraintes physiques qui, si l’on en tient compte, interdisent une croissance exponentielle indéfinie [5]
Substitution
Pour la majorité des théories économiques, il est toujours possible de trouver un substitut à un bien qui commence à faire défaut. À défaut de beurre ou de café, on se tournera naturellement vers la margarine ou le thé. Plus généralement, on pourrait toujours remplacer les ressources naturelles (l’énergie en particulier) par du capital physique ou du capital humain. Le capital physique, ce sont tous les équipements et les machines fabriqués par l’homme pour lui permettre de produire des biens avec efficacité. Le capital humain, c’est tout le savoir accumulé au cours des siècles, scientifique et technologique.
Solow nous explique que « (...) les générations précédentes sont autorisées à épuiser le stock [de ressources non renouvelables] pour autant qu’elles accroissent le stock de capital reproductible. » [6] Les générations futures n’auraient donc pas à se plaindre de ne plus disposer de ressources naturelles non renouvelables car on leur aurait transmis un capital suffisant pour vivre aussi bien que leurs parents ! C’est le principe de soutenabilité faible. Le principe opposé, la soutenabilité forte, veut que les générations futures puissent bénéficier d’un environnement naturel plus ou moins analogue au nôtre et donc continuer à disposer de tous les types de ressources naturelles. Quelle Planète et dans quel état sommes-nous moralement tenus de léguer aux générations futures ? [7] Pourrait-on consommer l’essentiel du poisson des océans à condition de transmettre simultanément une recette pour la fabrication de poisson synthétique ? Pourrait-on détruire l’essentiel du paysage d’une région à condition d’en transmettre films et photos souvenirs ?
Pour représenter les possibilités de substitution entre deux ou plusieurs facteurs économiques les économistes utilisent habituellement des courbes de substitution, le plus souvent pour analyser le couple capital – travail. Les principales courbes utilisées pour figurer les possibilités de substitution sont celles dites à élasticité de substitution constante (fonction de production CES). À un extrême, les facteurs sont parfaitement substituables l’un à l’autre (courbe orange). À l’autre extrême, la substitution est impossible (courbe bleue, dite de Leontief). Mais ces deux cas extrêmes ne sont pratiquement jamais utilisés en pratique. La courbe la plus courante est celle de Cobb-Douglas (courbe verte) car, comme le pensent Dasgupta et Heal au sujet des ressources naturelles, « on peut dire que seule la forme de Cobb-Douglas possède des propriétés raisonnables. » [8] Cette fonction autorise de substituer sans limite un facteur par l’autre, même si elle s’effectue à un coût toujours plus élevé. Ce serait donc la seule qui vaille la peine d’être étudiée... Comme souvent en économie, ce point de vue semble raisonnable tant les exemples de substitution sont nombreux. Le problème est sa généralisation à toutes les ressources naturelles, en tous temps et en tout lieu. La nature et la vie elles-même fournissent de nombreux exemples de substituabilité très limitée voire impossible. L’oxygène que nous respirons, le sommeil réparateur, la nourriture qui nous donne notre énergie. D’une manière générale, l’énergie est non substituable, sans énergie il ne se passe rien. On pourrait citer d’autres couples économiques, étranges mais très probablement peu substituables, comme l’eau et l’acier, le sel et le sucre ou la santé et l’enseignement.
Innovation
Le progrès technique joue également un rôle prépondérant dans la plupart des théories économiques de la croissance et c’est vers lui que se tournent en général les gouvernements pour échapper à la fatalité du chômage. L’innovation est un moteur essentiel de croissance, une source irremplaçable qui permet de toujours la relancer. On pourrait donc indéfiniment, à intervalles réguliers, doubler la production de biens, même sans augmentation de capital physique (ou de travail). Ce résultat ne dépendrait que de l’importance des efforts de recherche, eux mêmes fonction de la fermeté de la volonté politique et du montant des investissements (publics et privés) qui y seraient consacrés.
Les modèles de croissance économique ont toujours eu pour ambition affichée de répliquer et de justifier la croissance économique constatée par l’examen des statistiques économiques. Dans l’un des premiers modèles économiques de croissance, c’est l’accumulation du capital qui jouait le rôle de moteur (modèle de Solow). En effet, produire des outils aujourd’hui permettra de produire plus de biens demain. Mais comme cette croissance finissait quand même par s’arrêter, les rendements du capital étant décroissants, on y a ajouté un facteur de progrès technique ce qui permettait de relancer la croissance. On a d’abord considéré ce progrès comme exogène, provenant de la recherche universitaire par exemple. Il était figuré par une efficacité croissant de plus en plus vite, tendant vers l’infini. [9] Pour les modèles de croissance contemporains, le progrès technique est généré par l’économie elle-même, par la recherche et l’innovation. Ce sont les modèles de croissance endogène. Les paramètres contenus dans ces modèles sont bien entendu réglés de manière à ce que leurs résultats correspondent au mieux à ce que l’on observe. [10]
Conscient que l’énergie joue un rôle central dans l’économie, Dasgupta et Heal notent en 1974 que « Le progrès technologique est, comme d’habitude, difficile à modéliser. Nous sommes ici concernés par ces situations dans lesquelles le changement technique rend non essentielle une ressource qui était jusque là essentielle. En pratique, il est hautement probable que ce soit dû à la découverte d’un substitut synthétique (par exemple, être capable de domestiquer l’énergie du soleil ou la fusion nucléaire)... ». [11] Incidemment, pour ce qui est de domestiquer l’énergie du soleil ou la fusion nucléaire, on peut faire un petit point sur la situation 40 ans plus tard : un tout petit fifrelin de solaire et aucune fusion nucléaire à un horizon prévisible.
Ainsi armée de ses deux axiomes essentiels, substituabilité générale et progrès technique exponentiel, la théorie économique néoclassique affirme donc qu’il n’y aurait pas de limite à la croissance. Les conclusions des physiciens seraient donc incorrectes, simplement parce qu’elles ne prendraient pas correctement en compte les lois de l’économie.
Conclusions
Il n’y a aucun doute sur le fait que ce sont bien les thèses des économistes orthodoxes qui ont forgé le gros des doctrines économiques contemporaines et qui déterminent aujourd’hui les politiques et les actions quotidiennes des gouvernements. Les analyses des physiciens et des environnementalistes sur "les limites", si elles reçoivent encore parfois une écoute polie, n’ont en rien servi à imaginer une "autre politique". Seules quelques déclarations tout aussi solennelles que sans portée pratique sont encore entendues régulièrement dans des enceintes aussi prestigieuses que celle de l’ONU.
Concernant le travail des chercheurs du MIT sur les Limites de la croissance, on peut regretter que les relations qui constituent leur modèle du monde soient restés exagérément confidentielles dans leurs détails. Ces relations auraient méritées d’être expliquées et commentées pour permettre aux scientifiques et aux citoyens de se les approprier et d’en percevoir la pertinence, voire de les compléter ou de les améliorer. Il n’en reste pas moins vrai que les outils de la dynamique des systèmes utilisés par ces chercheurs sont robustes. Non seulement leur méthode est qualitativement difficilement critiquable mais ils ont pris soin de quantifier en détail leur modèle. Ainsi par exemple, leur extrapolation de la concentration atmosphérique en CO2 pour l’an 2000 (380 ppm ) s’est avérée plutôt précise puisqu’elle a été atteinte en 2005.
D’un autre côté, contrairement aux affirmations des économistes sur leur réalisme, les chercheurs du MIT ont examiné quantitativement les potentiels des différentes sources d’énergie, avec différentes hypothèses plus ou moins optimistes sur l’importance des réserves géologiques. Leur plus mauvaise extrapolation dans le domaine de l’énergie s’est avéré être celle de la puissance nucléaire installée aux USA. Dans l’enthousiasme du succès de la première génération de réacteurs nucléaires, leur extrapolation indiquait une puissance installée supérieure à 800GW pour l’an 2000 alors qu’elle n’est en réalité que de 100GW. On peut donc difficilement dire qu’ils auraient sous-estimé le développement des énergies alternatives aux combustibles fossiles. Et pourtant, cette "générosité" n’a pas sensiblement modifié les résultats du modèle.
Par contraste, les modèles économiques de croissance n’envisagent pas de limites physiques. Tout simplement parce qu’elles ne leur paraissent pas pertinentes. En bon futur collègue, le professeur d’économie Carl Kaysen (plus tard au MIT) a d’ailleurs rapidement réagi en 1972 par une démolition assez systématique du travail de l’équipe Meadows. [12] Il y précise par exemple, de manière parfaitement éclairante, que « C’est en termes économiques que les ressources sont correctement mesurées, pas en termes physiques. ». Il n’est donc pas nécessaire de quantifier physiquement les ressources naturelles, seule la monnaie et les mécanismes de prix comptent. Ce sont eux qui feront que l’on pourra progressivement se passer, comme par magie, des ressources qui pourraient venir à manquer.
Il n’en reste pas moins qu’en matière d’énergie, les questions de substitution et de progrès sont importantes et mériteraient d’être examinée plus attentivement que ce n’est le cas aujourd’hui dans la littérature scientifique. Il manque singulièrement :
- de synthèses raisonnables sur les potentiels des énergies disponibles dans la nature et sur la faisabilité réaliste de leur mise en œuvre par les sociétés humaines dotées des qualités et des défauts qu’on leur connaît, et
- de bilans tout aussi raisonnables et réalistes sur les progrès techniques encore réalisables après ceux accomplis dans le passé ainsi que sur les limites physiques qu’ils ne peuvent que respecter.
Il ne sert à rien de promettre la lune. Principe de précaution oblige, il vaut mieux vivre avec des ressources raisonnablement certaines que de dépendre de promesses qui n’engagent pas ceux qui les profèrent.
En résumé, les modèles économiques orthodoxes de croissance sont construits à partir d’hypothèses sur le comportement humain, les "axiomes, postulats et lois de l’économie", et à partir des constats sur la croissance économique du passé, simplifiés au moyen de "faits stylisés". Par contre, ils rejettent la prise en compte des données physiques et donc des limites physiques. Ceci leur permet d’expliquer et justifier la croissance économique du passé et ne leur permet que d’envisager la poursuite de la croissance économique pour le futur, à condition bien entendu que les "bonnes politiques" soient mises en œuvre. Il faut se faire une raison, les modèles économiques de décroissance envisagés par le courant de l’économie écologique ne seront pris en compte que bien après que la décroissance économique soit advenue et que toutes les solutions pour tenter de l’enrayer auront échoué. Mais patience ! Ce moment ne saurait plus beaucoup tarder. Les signes avants coureurs ne se manifestent-ils pas déjà avec une cadence qui s’accélère ?
[1] Nordhaus, « World dynamics : measurement without data », Economic Journal, 1973.
[2] « (…) une variable non-stationnaire, et donc potentiellement infinie comme l’est le PIB. » David De la Croix (professeur ordinaire d’économie à l’UCL) in revue Etopia n°8, p. 118, 2010.
[3] The Review of Economic Studies – Symposium on the Economics of Exhaustible Resources ; volume 41 Issue 5 ; December 1974.
[4] Dasgupta and Heal, « The optimal depletion of exhaustible resources », ibid. p. 4.
[5] Jean-François Fagnart et Marc Germain. Les limites environnementales à la croissance en macroéconomie. In : Reflets et perspectives de la vie économique, Vol. LI-2012, no.4, p. 25-46 (2012). Version de travail.
[6] Robert M. Solow « Intergenerational Equity and Exhaustible Resources », ibid. p. 41.
[7] Sur les questions éthiques par rapport aux générations futures, voir « Le Principe responsabilité » du philosophe allemand Hans Jonas.
[8] Dasgupta and Heal, ibid. p. 14.
[9] Pour le physicien, l’efficacité ne saurait dépasser 100%.
[10] On ne peut cependant négliger la part idéologique que contiennent inévitablement ces modèles qui donnent la primauté au capital et à la technique sur l’humain et la nature, tenant par exemple pour vérité universelle du comportement humain, que plus c’est toujours mieux. Contre toute évidence, les modèles ignorent les rapports de force entre les acteurs possédant pouvoir et/ou richesse et les acteurs moins favorisés. Tous seraient également rationnels et pourraient donc se saisir des mêmes opportunités pour accéder aux sommets de la consommation.
[11] Dasgupta and Heal, ibid. p. 18.
[12] Carl Kaysen, « The Computer that Printed Out W*O*L*F* », Foreign Affairs 50 (4) : 660–668, 1972.
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