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Les bienfaits de la croissance

mardi 30 mars 2004, par Louis Possoz

« Nous avons absolument besoin d’une croissance économique digne de ce nom. Disons 3%. Elle s’impose pour contenir le chômage, plaie majeure de notre société, partout dénoncée. » Cette affirmation constitue aujourd’hui un lieu commun. Elle est admise ou relayée par tous les partenaires qui comptent dans notre société : gouvernement, patronat, syndicats, partis politiques... Personne ou presque ne remet en question cette indispensable croissance. Et pourtant, il s’agit d’un principe tout aussi intenable qu’explosif.

En effet, où cela nous mène-t-il ? Pour tenir une croissance de 3% pendant mille ans, il faudra multiplier notre production actuelle par plus de six mille milliards (oui, vous avez bien lu). Que diable va-t-on multiplier par six mille milliards ? Le nombre de voitures par ménage ? Le nombre de kilomètres parcourus en avion ? Le nombre annuel de livres publiés ? (mais alors, qui les écrira ?) Le nombre de fruits que l’on consommera ? Ou alors leur qualité ? Des fruits six mille milliards de fois meilleurs ? (cultivés sur Mars ?)

L’absurdité pointée par ce calcul simple (1,03 à la puissance mille) saute aux yeux. Et pourtant, cette voie nous semble nécessaire voire inévitable.

Pourquoi ce besoin de croissance ? Parce que, la productivité augmentant toujours, il faut de moins en moins de travail pour produire les mêmes choses. Et qui dit moins de travail dit plus de chômage. Pour espérer donner du travail à tous, nous devons donc sans cesse produire plus. L’origine de l’augmentation incessante de la productivité, se trouve principalement dans les innovations technologiques, mais aussi dans une meilleure organisation de la production : division du travail, synergies, etc. Ce raisonnement est au cœur des théories économiques classiques, depuis Adam Smith, Ricardo et Malthus.

Donc nous allons croître. Indéfiniment. Quitte à progressivement tout "consommer" autour de nous, sur une planète Terre dont le volume et la masse sont pourtant finis. Tenable ? Rappelez-vous, 1,03 à la puissance mille fait six mille milliards !

 Une villa sur Mars...

Existe-t-il des pistes, plus ou moins sérieuses, pour nier ou tenter de résoudre à cette question ?

  • « On pourrait coloniser d’autres planètes ! » Les augures d’alors ont déjà fait le coup il y a 30 ans : en l’an 2000 on allait voir un monde nouveau. Tout serait différent. On se déplacerait alors tous en hélicoptère, chacun le sien. On entamerait la colonisation de Mars... même si, avec six mille milliards, les limites de la galaxie seront vite atteintes (elle ne contient après tout que cent milliards de soleils).
  • Traditionnellement, quand on parle de croissance économique, il s’agit de la croissance réelle, hors inflation. On ne parle pas d’un simple artefact monétaire. Il suffit d’ailleurs d’examiner les courbes (croissantes) de production de la plupart des produits possibles et imaginables pour s’en convaincre.
  • Non, ce n’est pas la valeur particulière de 3% qui est à l’origine du problème, parce que trop élevée. C’est bien le principe même de la croissance indéfinie qui est en cause. Avec 1% de croissance, on atteint neuf mille milliards en 3000 ans !
  • On pourrait distinguer la croissance matérielle et la croissance immatérielle. La première est évidemment limitée par la finitude du système Terre. Il resterait alors entreprendre le contrôle strict de toute forme de croissance matérielle, jusqu’à la stabilité complète.

Cette dernière piste est intellectuellement la plus crédible. Certains auteurs préfèrent parler de développement pour qualifier cette croissance qualitative, par opposition à la croissance quantitative. Encore faudrait-il prendre l’habitude de distinguer ces deux formes de croissance, tant dans le cadre de la science (?) économique que dans la vie courante ; à adopter des lois et des politiques différentes pour autoriser une forme de croissance et entraver l’autre ; à tenir à jour des statistiques qui permettent de suivre l’évolution réelle et corriger les excès. Et même si l’on arrêtait maintenant toute croissance matérielle il resterait quand même à examiner d’un peu plus près ce que pourrait être une croissance immatérielle de six mille milliards (rappelez-vous : 3% pendant mille ans). Dans la réalité, on semble pourtant bien loin de ces préoccupations. Et cela malgré l’apparition du concept très tendance de « développement durable », qui est beaucoup moins durable quand on tente de le préciser. Voyez par exemple les arguties complexes et souvent contradictoires du rapport Brundtland « Our common future, Notre avenir à tous ».

Savoir si la croissance est soutenable intéresse peu la pensée économique. Les théories économiques (classique, nouvelle, croissance endogène, etc.) ne s’interrogent pas sur la rationalité de cette croissance indéfinie. Elles n’y pensent tout simplement pas. L’horizon de réflexion des économistes dépasse rarement les quelques décennies et ils sont déjà tout heureux quand une évolution des théories économiques leur permet de mieux prédire (a posteriori !) la croissance constatée ces dernières décennies. Bien sûr, il s’agit là de la pensée économique dominante, essentiellement anglo-saxonne, celle qui a l’oreille des grands de ce monde. Malheureusement, les voix des autres courants, minoritaires, sont peu audibles.

Quant à la sphère politique, nationale ou européenne, elle rêve de grands travaux et d’investissements industriels. En effet, ne faut-il pas développer le transport aérien par la création de nouveaux aéroports et de nouveaux avions gros porteurs comme l’A380 ? Ne doit-on pas favoriser les investissements des entreprises ? Encourager toujours plus la consommation des ménages ? Consommation des ménages et investissements des entreprises sont les mamelles qu’il faut traire sans cesse pour assouvir notre soif légitime de croissance-donc-emploi ? Et jusqu’où tout cela nous mènera-t-il ? Circulez, y’a rien à voir !

 ... ou les deux pieds sur Terre

Pourquoi, me direz-vous alors, ne pas respecter le statu quo ? On pourrait se résoudre à ranger la croissance au placard, au moins dans sa composante matérielle. Alors, et puisque la productivité augmente sans cesse, exigeant de moins en moins de travail pour produire les mêmes biens, il faudra mettre en place des moyens de gérer cette diminution du travail, tout en assurant une répartition entre tous de la production globale stable. C’est tout le problème du chômage... ou du plein emploi. Est-ce envisageable ? Les très petites avancées dans ce sens comme par exemple la réduction du temps de travail, sont perçues de toutes parts comme des entraves insupportables à la liberté individuelle et à l’efficacité économique. La logique collective et la logique (?) individuelle s’opposent, ici comme souvent. A peine surgies, ces timides et maladroites tentatives sont déjà presqu’à remiser au grand musée des utopies de l’humanité.

Donc cap sur les six mille milliards de fois plus (de production) dans mille ans. En plein accord avec nos savants économistes et avec nos sages gouvernants. L’humanité (au sens d’espèce humaine) échappera-t-elle à son autodestruction ? Aujourd’hui, on peut raisonnablement penser que la réponse doit être négative.

Louis Possoz, Ingénieur civil, Louvain-la-Neuve
Paru dans "La Libre Belgique" du 30/1/2004

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