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La décroissance impliquerait-elle vraiment le retour à l’âge de la bougie ? Un exercice simple de quantification
mardi 8 octobre 2024
par Marc Germain [1]
Résumé
A partir d’une identité à la Kaya décomposant l’empreinte écologique en fonction de l’intensité écologique, du PIB /hab et de la population, le but de l’article est de calculer le PIB /hab soutenable d’un pays, c-à-d le niveau de PIB /hab maximal compatible avec l’absence de dépassement écologique. Pour la France et l’Allemagne (resp. pour la Belgique), le PIB /hab soutenable correspond aux niveaux du PIB /hab observés pendant la 1ère moitié des années 1960 (resp. 1950), soit une division par 3 (resp. par près de 4) par rapport au PIB /hab actuel.
Les résultats montrent que la décroissance du PIB /hab nécessaire pour faire disparaître le dépassement écologique n’impliquerait aucunement un retour à l’âge de la bougie. Il ne s’agirait pas non plus d’un retour pur et simple aux années 1950 ou 1960, vu que la neutralisation du dépassement est obtenue via la seule réduction du PIB /hab, sans renoncer à la technologie et à la population actuelles. Au vu de la littérature sur les liens entre croissance et bien-être, il est également vraisemblable que la décroissance du PIB /hab ne s’accompagnerait pas d’une perte de bien-être de même ampleur (en supposant qu’il y ait perte).
Introduction
A l’occasion d’un discours devant un parterre d’investisseurs de la French Tech le 15 septembre 2020, le président Macron « a balayé la demande de moratoire de la gauche et des écologistes sur le déploiement de la 5G en renvoyant ses opposants au « modèle Amish » et au retour à la lampe à huile, arguments éculés et qu’on croyait disparus à l’âge de l’écologie et de la complexité. » [2]. Au vu de cette citation, tout refus du « progrès » est assimilé à une volonté de retour en arrière, sous-entendu à un monde archaïque. Et dès lors que croissance et « progrès » sont supposés indissolublement liés, ce renvoi aux Amish et à la lampe à huile (ou à la bougie) s’étend aux partisans de la Décroissance [3].
Quelques semaines plus tôt (le 23 août), l’humanité atteignait son jour de dépassement. A cette date, celle-ci avait consommé l’ensemble des ressources naturelles que la planète avait produites pour satisfaire sa consommation et absorber ses déchets pour toute l’année 2020. Dans le cas de la France, le jour du dépassement avait déjà été atteint le 13 mai.
Malgré ses limites, le jour du dépassement est un indicateur pédagogique très utilisé pour mesurer le degré de non soutenabilité du « train de vie » moyen d’une population sur le plan environnemental. Plus ce jour intervient tôt dans l’année, moins ce train de vie est durable.
Afin de reculer le jour du dépassement (et idéalement de le ramener au 31 décembre), deux grandes stratégies peuvent très schématiquement être opposées. La première vise à découpler les activités humaines de leur empreinte environnementale, principalement par le progrès technologique. C’est la posture « techno-solutionniste » et en gros celle derrière le discours du président Macron susmentionné.
La deuxième stratégie ne croit pas en la faisabilité de ce découplage et prône la réduction des activités humaines elles-mêmes. Une raison majeure de ce scepticisme provient de l’effet rebond induit par toute innovation visant à réduire la consommation d’une ressource naturelle ou une pollution, effet qui compense tout ou partie de la réduction initiale permise par l’innovation [4]. Une autre raison vient du fait que la mise en œuvre des solutions technologiques (quand elles sont au point) suppose le renouvellement à grande échelle du capital installé (ex. les centrales thermiques ou le parc immobilier), ce qui prend du temps. Un temps qui peut se compter en décennies et qui paraît incompatible avec l’urgence imposée par les grands problèmes écologiques (ex. avoir réduit de 45 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2030 en vertu de l’accord de Paris). Enfin, il apparaît que nombre de solutions technologiques ne sont pas vraiment propres, à l’exemple des technologies bas carbone et de l’information qui exigent l’extraction d’une grande quantité de métaux [5].
La deuxième stratégie est celle des partisans de la Décroissance [6]. Le présent article se situe dans le cadre de ce courant et repose sur une méthodologie très simple. A partir d’une identité « à la Kaya » visant à décomposer l’empreinte écologique d’un pays en fonction de l’intensité écologique, du PIB par habitant (PIB /hab) et de la population, le premier but de l’article est de calculer le PIB /hab soutenable, c-à-d le PIB /hab compatible avec l’absence de dépassement. Le but suivant est de situer ce PIB /hab soutenable dans la série chronologique du PIB /hab effectivement observé, ce qui permet d’évaluer à quel niveau de vie moyen du passé correspond le PIB /hab soutenable.
La première section décrit la méthode de l’article fondée sur une décomposition « à la Kaya » de l’empreinte écologique. Dans la deuxième section, la méthode est appliquée à trois pays européens, à savoir la France, la Belgique et l’Allemagne, trois pays en net dépassement écologique. Les résultats montrent que le recul du jour de dépassement au 31 décembre supposerait une réduction très sensible du PIB /hab pour les trois pays. Cependant, comme argumenté à la section 3, il est très possible que cette réduction du PIB /hab n’implique pas une perte de bien-être équivalente. La conclusion résume les résultats et les limites de l’approche.
1. Méthode
La méthode sur laquelle repose l’article est fondée sur un raisonnement en 4 étapes.
1.1 Décomposition de l’empreinte écologique
La première consiste à faire le lien entre empreinte écologique (EE), PIB et population d’un pays à travers l’identité « à la Kaya » suivante :
(1)
où :
- l’exposant i désigne le pays. L’identité vaut pour chaque année t (indice omis pour alléger l’écriture). Ei, Yi et Pi sont respectivement l’EE, le PIB et la population du pays.
- Selon la définition du Global Footprint Network (l’organisme qui produit les statistiques relatives à l’EE), l’EE mesure la surface de terre et d’eau biologiquement productive dont un individu, un pays ou une activité a besoin pour produire toutes les ressources qu’il consomme et pour absorber les déchets qu’il génère, en utilisant les technologies et les pratiques de gestion des ressources en vigueur. Elle est exprimée en hectares globaux (gha) [7].
- yi = Yi/Pi est le PIB par habitant. Il est exprimé en une unité monétaire (par exemple en dollars ou en euros) par habitant. En première approximation, cette grandeur peut être interprétée comme un indicateur du niveau de vie moyen du pays.
- ei = Ei/Yi est l’intensité écologique du PIB . Il s’agit de l’empreinte écologique associée à la production d’une unité de bien ou service. A titre d’illustration, considérons une économie qui ne produit que des denrées agricoles. L’intensité écologique serait alors l’EE liée à la production d’un dollar de ces denrées. L’intensité est (entre autres) déterminée par la technologie, dans la mesure où elle est d’autant plus faible que les ressources sont utilisées efficacement par l’économie. L’intensité écologique est exprimée en gha par unité monétaire.
1.2 Dépassement écologique
La deuxième étape définit la notion de dépassement écologique. On définit d’abord au niveau mondial le rapport suivant :
(2)
où :
- l’exposant M désigne le monde.
- EM et BM sont respectivement l’EE et la biocapacité à l’échelle du monde.
- bM = BM/PM désigne la biocapacité par habitant au niveau mondial.
- la deuxième égalité découle de la formule (1) appliquée au niveau mondial.
La biocapacité (BC) est la capacité des écosystèmes à produire les matières biologiques utilisées par les humains et à absorber leurs déchets, dans le cadre de la gestion et des technologies d’extraction en cours. Elle peut être définie au niveau d’un individu, d’une région, d’un pays ou du monde. La BC peut varier d’une année à l’autre en fonction du climat, de la gestion et de ce qui est considéré comme intrants utiles à l’économie. Comme l’EE, la BC est exprimée en hectares globaux (gha). Il en découle que le dépassement dM est sans unité.
Comme stipulé par la formule (2), dM est calculé en faisant le rapport entre empreinte et biocapacité mondiales. Le Global Footprint Network interprète ce rapport comme équivalent au nombre de planètes Terre nécessaire pour soutenir la consommation de l’humanité d’une année.
Il y a dépassement écologique si dM > 1, autrement dit si l’EE dépasse la BC [8]. Dans ce cas, l’humanité consomme plus que la production de la planète et vit par conséquent au-dessus de ses moyens sur le plan écologique. Selon le Global Footprint Network, l’humanité est en dépassement depuis 1970. En 2022, elle a consommé l’équivalent de 1,71 planètes.
Dans le cas d’un pays, le Global Footprint Network modifie la formule (2) comme suit :
(3)
Le pays i est en dépassement écologique si di > 1. Il importe de faire attention à la signification de ce rapport : di désigne le dépassement qui serait observé au niveau mondial si tous les habitants de la planète avaient la même empreinte individuelle que ceux du pays i [9].
Comme le montre la 2ème égalité de la formule (3), les dépassements de deux pays différents ne se distinguent que par le numérateur (eiyi), le dénominateur étant commun. Cette égalité montre également l’origine du dépassement du pays i : il provient soit d’une intensité écologique ei trop élevée, soit d’un PIB /hab yi trop élevé, soit des deux. Elle permet aussi d’éclairer d’une façon simple les deux grandes stratégies présentées dans l’introduction visant à reculer le jour du dépassement, autrement dit à réduire di : la position techno-solutionniste visera à diminuer ei , tandis que la position décroissantiste visera à diminuer yi.
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Le jour du dépassement
Le jour du dépassement d’une certaine année au niveau mondial est calculé par le Global Footprint Network selon la formule suivante :
En 2022, ce jour correspondait au 28 juillet. A cette date, l’humanité avait consommé l’ensemble de des ressources produites par la planète en 2022.
Le jour du dépassement relatif au pays i est calculé en remplaçant dM par di dans la formule précédente. Pour la Belgique, l’Allemagne et la France, ce jour a été observé respectivement le 26 mars, le 4 mai et le 5 mai en 2022.
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1.3 Calcul du PIB /hab soutenable
La troisième étape consiste à calculer le PIB /hab soutenable. Supposons que pour une certaine année (par exemple 2022), le pays i soit en dépassement écologique, autrement dit :
Par définition, le PIB /hab soutenable correspond au niveau de vie maximal moyen sans dépassement. Celui-ci est implicitement défini par l’équation suivante :
(4)
ce qui donne :
(5)
où la deuxième égalité découle de la division membre à membre de (3) par (4). Comme di > 1 , le PIB /hab soutenable si est évidemment plus faible que le PIB /hab observé yi.
1.4 Comparaison des PIB /hab soutenable et observé
Enfin, la quatrième étape consiste à situer le PIB /hab soutenable dans la série chronologique du PIB /hab observé. Soit le PIB /hab soutenable du pays i relatif à l’année en cours t. On repère dans cette série chronologique la valeur de yi la plus proche de si, ainsi que l’année T où cette valeur est enregistrée. Formellement, T est déterminé par :
Dans un contexte de croissance, cette valeur appartient au passé (T < t). La quatrième étape permet donc d’évaluer à quel niveau de vie moyen du passé correspond le PIB /hab soutenable de l’année t.
2. Application
L’analyse concerne la Belgique (BE), la France (FR) et l’Allemagne (AL). Les sources des statistiques utilisées sont détaillées en Annexe. Par la suite, le PIB est exprimé en $2015 (dollars constants des Etats-Unis de 2015). Pour mémoire, l’unité de l’EE et de la BC est l’hectare global (gha). L’intensité écologique e s’exprime donc en gha/$2015.
2.1 Décomposition de l’EE
La Figure 1 illustre les évolutions des différentes variables présentes dans la décomposition de Kaya décrite par la formule (1). Chaque variable est normalisée, c-à-d divisée par sa valeur initiale (celle de 1961 pour la FR et BE, 1970 pour AL).
On observe que :
- Depuis 1970, l’EE globale (courbe noire) est restée plus ou moins stable en FR et BE, avant de décroître depuis 2010 environ (surtout en FR). En revanche, l’EE est tendanciellement décroissante en AL depuis 1990.
- Les évolutions des composantes e, y, P de l’EE sont similaires dans les trois pays. L’EE est tirée vers le haut par la croissance économique (la hausse du PIB /hab y – courbe verte) et dans une bien moindre mesure par la hausse de la population P (courbe rouge).
- En revanche, l’EE est tirée vers le bas par la baisse continue de l’intensité écologique e (la baisse de l’empreinte par unité de PIB réel – courbe bleue). Cette diminution est due à différents facteurs, notamment le progrès technique (qui économise les ressources naturelles et l’empreinte carbone) et la tertiarisation de l’économie (les services ayant une empreinte moindre que l’industrie par unité de richesse produite).
L’évolution du dépassement par pays est décrite par la Figure 2. On observe que :
- Pour chaque pays, le dépassement a augmenté sur l’ensemble de la période considérée. Une certaine stabilisation s’observe cependant dans les trois pays, dès les années 1980 en AL, depuis le tournant du siècle en FR et BE. Le dépassement tend même à baisser légèrement dans les trois pays depuis 2010.
- Le dépassement observé en BE est sensiblement supérieur à celui des 2 autres pays. Si tous les habitants du monde avaient la même empreinte moyenne que celle des belges, il faudrait aujourd’hui à peu près les ressources de 4,5 planètes pour la soutenir. Il n’en faudrait à peu près « que 3 » dans le cas de FR ou AL.
La différence notable entre le dépassement en BE et celui en FR ou AL peut être éclairée par les évolutions de ses deux composantes, le PIB /hab y et l’intensité écologique e (cfr. la 2ème égalité de la formule (3)). Ces deux évolutions sont décrites par la Figure 3 ci-dessous.
La Figure 3 montre dans les 3 pays :
- une tendance décroissante claire de l’intensité e. Mais celle-ci demeure systématiquement plus élevée en BE.
- une tendance croissante tout aussi claire du PIB /hab y, résultant d’une croissance économique supérieure à la croissance démographique. Les valeurs sont d’abord très similaires, avant que le PIB /hab en FR décroche des niveaux observés en BE et en AL à partir les années 1990.
Au vu des deux graphiques, il apparaît donc que le dépassement plus élevé en BE observé pendant ces dernières décennies découle :
- d’une intensité écologique plus élevée si on compare par rapport à AL,
- d’une intensité écologique et d’un PIB /hab plus élevés si on compare par rapport à FR.
Déterminer l’origine précise de la plus grande intensité écologique de BE dépasse l’ambition du présent article, mais une explication possible pourrait être une spécialisation plus forte dans la production de biens et services ayant une plus grande empreinte écologique.
La formule (3) montre également que le dépassement d’un pays dépend négativement de la BC par habitant au niveau mondial bM. L’évolution de celle-ci est décrite par la Figure 4.
Selon les statistiques du Global Footprint Network, bM a décru de façon continue depuis 60 ans, essentiellement à cause de la croissance démographique mondiale [10]. Ceteris paribus, cette évolution a mécaniquement contribué à exacerber les dépassements des différents pays considérés.
2.2 Détermination du PIB /hab soutenable
L’ensemble des résultats concernant la détermination du PIB /hab soutenable et de l’année de son « observation » pour les 3 pays sont repris dans le tableau suivant.
Commentaires :
- PIB /hab observé et soutenable sont exprimés en dollars constants de 2015.
- Les deux premières lignes correspondent à des observations tirées des statistiques de la Banque Mondiale (pour le PIB /hab) et du Global Footprint Network (pour le dépassement) en 2022 (dernière année disponible au moment de la rédaction du présent article) et servent de base aux calculs des lignes suivantes.
- La 3ème ligne reprend les PIB /hab soutenables obtenus à partir des deux premières lignes en appliquant le formule (3). A titre d’exemple, si le PIB /hab en France avait été inférieur ou égal à 13591.36 $2015, ce pays n’aurait pas connu de dépassement en 2022.
- La 4ème ligne est obtenue en situant le PIB /hab soutenable dans la série chronologique du PIB /hab de chaque pays et permet de déterminer l’« année d’observation » du PIB /hab soutenable [11]. Cette étape est éclairée par la Figure 5. Assez logiquement, l’« année d’observation » du PIB /hab soutenable est d’autant plus reculée dans le passé que le dépassement est élevé. Alors qu’il faut remonter dans les années 1960 pour FR et AL, il faut remonter aux années 50 pour BE.
- Enfin, la 5ème ligne reprend pour chaque pays la décroissance en pourcentage du PIB /hab de 2022 qui serait nécessaire pour conduire à l’absence de dépassement. En FR et AL, cette décroissance est de l’ordre des 2/3. Sans surprise, cette valeur est plus élevée en BE, de près des 4/5.
- L’ampleur de cette décroissance fait écho à d’autres travaux visant à quantifier les impacts de politiques de décroissance [12]. Elle s’explique en bonne partie par le fait qu’on garde l’intensité écologique constante. Celle-ci ayant une tendance à la baisse (cfr. Figure 3.a), les chiffres donnés par la dernière ligne du tableau doivent être considérées comme des valeurs extrêmes.
La Figure 5 situe le PIB /hab soutenable par rapport à l’évolution du PIB /hab observé dans les trois pays. Pour chaque pays considéré, le PIB /hab soutenable (en ordonnée) et l’année de son « observation » (en abscisse) sont déterminés par l’intersection des courbes bleue et verte.
L’intersection entre courbes bleue et verte appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, il importe de souligner qu’elle définit un état fictif du pays, qui associe d’une part un niveau de vie observé dans le passé (par ex. celui de 1964 dans le cas de FR), et d’autre part la taille de la population, la technologie, la structure de l’économie qui caractérisent le pays en 2022. En ce sens, l’état représenté par l’intersection ne signifie pas un retour pur et simple dans le passé (par ex. la FR de 1964).
Ensuite, en référence à l’introduction, la Figure 5 fait clairement apparaître que, si la suppression du dépassement suppose une décroissance significative du PIB /hab, elle ne signifie aucunement retourner à l’âge de la bougie.
Enfin, une telle décroissance du PIB /hab (des 2/3 pour AL et FR, de presque 4/5 pour BE) n’impliquerait très probablement pas une baisse de même ampleur du bien-être des populations concernées. Ce point fait l’objet de la section suivante.
3. Analyse en termes de bien-être
La section précédente a permis de déterminer la réduction de PIB /hab nécessaire pour que la France, la Belgique et l’Allemagne reviennent à une situation sans dépassement écologique. Cependant, si le PIB /hab est une mesure de la production par habitant (souvent assimilée au niveau de vie moyen), il n’est pas un indicateur du bien-être moyen de la population (ce n’est pas son but).
Or toute une littérature scientifique [13] montre que la croissance du PIB /hab ne se traduit pas nécessairement par une hausse similaire du niveau de bien-être déclaré des individus. Dans ce cas, le sacrifice en termes de PIB /hab ne s’accompagnera pas d’une perte de bien-être équivalente.
Il peut donc être intéressant d’éclairer l’analyse de la section précédente sous l’angle d’indicateurs alternatifs, mieux à même de mesurer l’évolution du bien-être des individus que le PIB /hab. Pour ce faire, on se reposera sur la large étude de Kubiszewski et al. (2013) consacrée à 17 pays, dont BE et AL (mais malheureusement pas FR) [14]. Comparée à de multiples autres études, elle présente l’avantage d’être à la fois relativement récente et de donner des chiffres remontant aux années 1950.
L’étude de Kubiszewski et al. compare l’évolution du PIB avec celle d’autres indicateurs, dont l’indice de bien-être durable (IBED) et un indice de Satisfaction de Vie (SV). L’IBED est un indicateur visant à mesurer l’évolution du bien-être réel d’un pays, obtenu du PIB en lui (i) ajoutant la valeur estimée d’activités économiques non monétaires (ex. le travail domestique) et (ii) retranchant certains coûts sociaux ou environnementaux (ex. coûts de pollution de l’air ou l’eau). SV mesure le bien-être subjectif en se basant sur les réponses à des questions sur la satisfaction dans la vie et le bonheur personnel.
La Figure 6 ci-dessous, extraite de Kubiszewski et al. (p. 60), décrit pour BE et AL les évolutions de 6 indicateurs, dont le PIB /hab, l’IBED/hab et SV. Dans les figures, ces derniers correspondent respectivement aux courbes intitulées GDP/capita (bleu), ISEW/capita (bordeaux) et Life Satisfaction (turquoise).
Les deux pays présentent des évolutions similaires au niveau des indicateurs considérés :
- ils affichent une augmentation (quasi) continue du PIB /hab tout au long de la période étudiée.
- pour les données disponibles, le comportement de l’IBED/hab est plus contrasté. Il présente une tendance croissante jusqu’autour de 1980, puis devient plutôt volatil ensuite.
- l’indice de Satisfaction de Vie reste pour sa part relativement stable.
En résumé, le couplage entre PIB /hab et IBED/hab n’est donc que temporaire (plus ou moins jusqu’en 1980) et il est absent entre PIB /hab et SV.
L’article de Kubiszewski et al. ne considère pas le cas de la France. A notre connaissance, il n’existe pas pour ce pays de série historique remontant aux années 1960 relative à l’IBED ou à un indicateur comparable. Il n’y a cependant pas de raisons évidentes de penser que l’évolution du bien-être en France a été très différente de celle observée en BE ou en AL pendant ces dernières décennies.
Conclusion
Selon les statistiques du Global Footprint Network, il apparaît que les 3 pays considérés dans cet article (la France, la Belgique et l’Allemagne) sont aujourd’hui en net dépassement écologique. Il faudrait à peu près 3 planètes Terre si tous les habitants du monde avaient le même train de vie que les Français ou les Allemands, plus de quatre dans le cas des Belges.
A partir d’une identité à la Kaya décomposant l’empreinte écologique en fonction de l’intensité écologique, du PIB /hab et de la population, le but de l’article est de calculer pour chaque pays son PIB /hab soutenable, c-à-d le niveau de PIB /hab maximal compatible avec l’absence de dépassement. Les résultats montrent que :
- par rapport au PIB /hab observé aujourd’hui, le PIB /hab soutenable correspond en gros à une division par 3 en FR et en AL, par près de 4 en BE.
- le PIB /hab soutenable correspond aux niveaux du PIB /hab effectivement observés pendant la 1ère moitié des années 1960 pour FR et AL, pendant la 1ère moitié des années 1950 pour BE.
En écho avec le discours du Président Macron évoqué dans l’introduction, les résultats suggèrent que la décroissance du PIB nécessaire pour faire disparaître le dépassement écologique n’impliquerait aucunement un retour à l’âge de la bougie. Ils n’impliquent pas non plus un retour pur et simple aux années 1950 ou 1960. En effet, les résultats précités sont obtenus en neutralisant le dépassement via la seule réduction du PIB /hab. L’intensité écologique (déterminée en particulier par la technologie) et la population sont gardées à leurs niveaux actuels.
L’ampleur des réductions du PIB /hab susmentionnées s’explique en bonne partie par le fait que l’intensité écologique est supposée constante. En réalité, comme illustré par la Figure 1, celle-ci évolue historiquement selon une tendance à la baisse. Sans tomber dans la posture techno-solutionniste et à condition de maîtriser l’effet rebond induit par toute innovation technologique, la neutralisation du dépassement écologique pourrait être atteinte en combinant une baisse volontaire du PIB /hab moyen avec celle de l’intensité écologique via le progrès technique. En conséquence, ces réductions nécessaires pour atteindre un niveau de PIB /hab soutenable doivent être considérées comme des valeurs extrêmes.
Par ailleurs, toute une littérature a montré que la croissance du PIB /hab observée pendant ces dernières décennies ne s’est pas accompagnée par une hausse équivalente du niveau de bien-être des individus. Il est donc très possible que les réductions du PIB /hab ci-dessus ne s’accompagnent pas d’une perte de bien-être de même ampleur (en supposant qu’il y ait perte). Cependant, il s’agit là d’une conjecture, dans la mesure où il n’y a pas de consensus scientifique sur le lien entre croissance économique et hausse (ou absence de hausse) du bien-être. La raison principale de cette absence de consensus provient du caractère polysémique de la notion de bien-être et de la variété des indicateurs utilisés.
Les résultats de cet article ne prétendent pas à la précision et encore moins à la rigueur scientifique. Les limites de l’exercice sont en effet nombreuses :
- même si les décompositions à la Kaya sont beaucoup utilisées, l’approche ne fait pas l’unanimité, entre autres parce que les termes explicatifs (ici l’intensité écologique, le PIB /hab et la population) ne sont pas indépendants l’un de l’autre.
- l’EE présente l’avantage d’être un indicateur à la fois agrégé et large de l’impact d’une population sur son environnement. Elle est plus large que l’empreinte carbone et n’est donc pas limitée au seul changement climatique. Elle n’est cependant pas exhaustive, notamment parce qu’elle ignore certaines ressources non renouvelables (en particulier les métaux).
- en tant qu’indicateur de production, le PIB lui-même n’est pas sans reproche, notamment parce que son calcul n’intègre pas certaines activités humaines (ex. domestiques).
Enfin, il importe de souligner que l’exercice s’est limité à trois pays industrialisés, et ne concerne donc pas les pays émergents ou en voie de développement. En outre, la question de la répartition de l’effort de décroissance entre habitants aux revenus très différents n’a pas été abordée.
Le présent article doit donc être pris pour ce qu’il est : un exercice simple visant à donner un ordre de grandeur grossier et moyen des conséquences d’un scénario de décroissance, dans le cadre du débat autour de la nécessaire réduction des impacts des activités humaines.
Annexe : sources statistiques
1. Les chiffres par pays du PIB /hab (en $ constants des Etats-Unis de 2015) et de la population proviennent de la Banque Mondiale. Ces chiffres s’étendent de 1960 à 2022, à l’exception de ceux du PIB /hab de l’Allemagne qui commencent en 1970.
2. Les chiffres de l’empreinte et du dépassement écologiques par pays, ainsi que ceux de la biocapacité par habitant au niveau mondiale proviennent du Global Footprint Network. Ces chiffres s’étendent de 1961 à 2022.
3. Pour déterminer les intersections illustrées par les Figures 6.b-c, il a fallu prolonger la série chronologique du PIB /hab dans le passé, jusqu’en 1950 pour la Belgique, 1960 pour l’Allemagne :
- pour l’Allemagne, une série longue de l’OCDE donne les valeurs du PIB /hab en 1960 et 1970. Ces deux valeurs permettent de calculer un taux de croissance annuel moyen entre ces deux dates. Ce taux peut alors être utilisé pour extrapoler annuellement la série du PIB /hab jusqu’en 1960, à partir de la valeur fournie par la Banque Mondiale en 1970 (cfr. point 1).
(source : https://doi.org/10.1787/5fa1c6e1-en (Tableau 2.4) ou https://stat.link/0sl8io) - pour la Belgique, une contribution de Cassiers et al. fournit un taux de croissance annuel moyen pour le PIB /hab entre 1950 et 1960, égal à 2.4 %. Ce taux peut être utilisé pour extrapoler annuellement la série du PIB /hab jusqu’en 1950, à partir de la valeur fournie par la Banque Mondiale en 1960 (cfr. point 1).
(source : Cassiers I. et al. « Economic growth in postwar Belgium », Tableau 7.1, p.175, in Crafts N. et G. Toniolo (eds) : Economic growth in Europe since 1945, Cambridge University Press, 1996)
[1] Université de Lille, CNRS, IESEG School of Management, UMR 9221-LEM-Lille Economie Management, F-59000 Lille et IRES, Université de Louvain. Je remercie Paul Jaumain pour ses commentaires sur l’article et Géraldine Thiry pour d’utiles échanges sur les indicateurs de bien-être. Cet article est dédié à la mémoire de Louis Possoz, qui en a eu l’idée.
[2] Jarrige F. (2020). « Les Amish utilisent-il des lampes à huile ? Le président Macron piégé par le technosolutionnisme », Analyse Opinion Critique, 2020. https://shs.hal.science/halshs-04371493/document
[3] Comme l’écrit en effet F. Jarrige (ibid, p.5), « Dans le simplisme du lexique politique contemporain, [les Amish sont] aussi l’équivalent de l’étiquette « décroissant », un épouvantail sans cesse diffamé pour que rien ne change ».
[4] L’effet rebond est très documenté. Pour une introduction, voir par ex. https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_rebond_(économie)
[5] Izoard C. (2024). La ruée minière au XXIème siècle. Editions du Seuil.
[6] Cette opposition entre stratégies techno-solutionniste et décroissantiste est bien sûr caricaturale, dans la mesure où certaines positions combinent les deux. Par exemple celles qui promeuvent à la fois la sobriété et les solutions techniques, tout en ne remettant pas en cause la croissance économique.
[7] Pour plus de détails sur les notions d’EE, de biocapacité (cfr. infra), d’hectare global, voir le site du Global Footprint Network : https://data.footprintnetwork.org/?_ga=2.13429623.1900972094.1717142204-1287887561.1717142204#/abouttheData
[8] Le Global Footprint Network parle de déficit écologique quand l’EE est supérieure à la BC, et de réserve écologique dans le cas contraire.
[9] Le dépassement di n’est donc pas égal à Ei/Bi, le rapport entre l’EE et la BC du pays i. Le fait d’utiliser la BC mondiale et non celle du pays au dénominateur de la formule (3) permet de ne pas défavoriser les pays dont la BC par habitant est faible, par ex. parce qu’ils sont densément peuplés (et inversement de ne pas favoriser les pays dont la BC par habitant est élevée).
[10] Selon les chiffres du Global Footprint Network, la BC mondiale en termes absolus BM a cru au contraire de façon faible et continue depuis 1961.
[11] Dans le cas de la Belgique et de l’Allemagne, cette étape a nécessité au préalable de prolonger dans le passé les séries chronologiques du PIB/hab, comme expliqué en annexe.
[12] Voir par ex. « L’économie de la décroissance », thème de recherche émergent », The Conversation, 30/9/2019. https://theconversation.com/leconomie-de-la-decroissance-theme-de-recherche-emergent-124027
[13] Littérature que l’on peut faire remonter au paradoxe d’Easterlin (formulé en 1974). Cfr par ex. https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_d%27Easterlin
[14] Kubiszewski I. et al (2013). « Beyond GDP : Measuring and achieving global genuine progress », Ecological Economics, 93, 57–68.
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