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- Paru dans la revue "Dialogue Wallonie" de septembre 2005 -

Dossier Interview

Professeur Joseph Martin (UCL) : « Sans révision spectaculaire de notre mode de vie, point de solution durable ! »

Spécialiste de la thermodynamique appliquée à l'énergétique, le professeur Joseph Martin est ingénieur civil mécanicien, Docteur en sciences appliquées et Professeur émérite de l'Université catholique de Louvain. Depuis plus de vingt ans, il mène des activités scientifiques centrées sur la gazéification de la biomasse. Il est aussi considéré comme un "sage parmi les sages" dans le domaine de l'énergie et du développement durable.

Pouvez-vous nous donner votre avis d'expert sur le contexte énergétique actuel au niveau planétaire ?

« L'aspect du contexte énergétique mondial actuel qui me préoccupe le plus réside dans l'écart extrême entre la consommation par habitant de la moyenne des pays développés et celle par habitant de la moyenne des pays en développement. Cet écart s'exprime aujourd'hui dans un rapport de l'ordre de six à un, tous vecteurs confondus. Et cet écart concerne des populations qui sont dans un rapport démographique de un à cinq. Ce qui, compte tenu de la corrélation avérée entre la consommation d'énergie et une certaine vision du confort de vie, ne peut que provoquer des tensions extrêmes, des migrations incoercibles des régions moins nanties vers les régions nanties et des conflits qui sont plus que larvés. »

Sommes-nous dans une situation alarmante en ce qui concerne l'approvisionnement énergétique ?

« Il y a plus d'une décennie aujourd'hui que la situation devrait être considérée comme alarmante ! Entre le premier choc pétrolier de 1973 et 1990 environ, le niveau des réserves exploitables exprimé en années de la consommation courante n'a cessé d'augmenter, passant de moins de trente ans à plus de quarante-cinq ans. Au contraire, ce niveau n'a cessé de diminuer depuis 1990, au rythme d'environ une demi-année par an, pour être aujourd'hui nettement sous les quarante ans... et probablement plus proche de trente que quarante ans. Une évolution semblable prévaut pour le gaz naturel, avec un décalage d'environ cinq ans. Ceci n'est que la traduction de l'excédent physique de la consommation sur la découverte de nouveaux gisements. »

Que penser du Protocole de Kyoto et de la non ratification du dit protocole par les Etats-Unis ?

« Le Protocole de Kyoto touche un aspect de la problématique énergétique radicalement différent des aspects d'approvisionnement et de disponibilité équitable des ressources, puisqu'il vise à limiter les rejets constituant un risque majeur de perturbation du climat de la Terre. Par la force des choses en l'état actuel, l'utilisation des vecteurs énergétiques conventionnels est en première ligne face à ce Protocole de Kyoto. Malheureusement, tout laisse à penser que ce n'est qu'un premier pas vers plus de sagesse quant à la préservation de la viabilité de notre planète, et que ce timide premier pas arrive déjà bien trop tard pour infléchir significativement le cours de l'évolution climatique dans un futur proche. Alors, pourrait-on penser qu'après tout, les Etats-Unis n'ont pas tort de participer à ce premier pas? Loin de moi cette pensée car rien ne me hérisse plus que cette forme d'égoïsme qui laisse aux autres le premier pas en feignant d'ignorer (ou en ignorant?) que tôt ou tard s'effondreront les forteresses dans lesquelles on prétend s'enfermer. »

En ce qui concerne les efforts consentis pour réduire la consommation de l'énergie, la Communauté européenne est-elle plutôt en avance ou plutôt à la traîne ?

« Les deux à la fois : plutôt en avance relativement au reste des pays de l'O.C.D.E., plutôt à la traîne dans l'absolu face à l'importance des défis à relever. Et parfois mal inspirée dans le choix de ses priorités, orientée par la puissance de lobbies bien organisés protégeant des intérêts particuliers... même si ces particuliers sont innombrables ! L'Europe est conditionnée par une foi aveugle en certains postulats érigés en principes comme celui "hors de la croissance économique, point de salut". Bref, elle manque singulièrement de personnalités "visionnaires réalistes": visionnaires en osant annoncer des changements radicaux avec sans doute de la sueur et des larmes de sang pour tout le monde, réalistes en osant enseigner que les lois physiques n'obéissent pas encore à notre bon vouloir et ne peuvent se plier à quelque directive que ce soit ! »

Pensez-vous que les énergies renouvelables soient une réelle et efficace alternative aux énergies fossiles ?

« J'accorde une grande importance aux énergies "réellement" renouvelables, mais ne puis leur accorder le privilège exorbitant de se poser en réelle et efficace alternative aux énergies fossiles, si l'on entend par là qu'elles sont capables de répondre à notre voracité énergétique. Car sans une réduction drastique de cette voracité, il n'y a pas de solution qui tienne au plan mondial, toutes sources confondues. Sans révision spectaculaire de notre mode de vie, il n'y a point de solution durable. Et cette révision implique un bouleversement social défiant notre imagination puisqu'elle devrait viser une consommation par habitant du monde de l'ordre de quatre à cinq fois moindre que notre consommation d'aujourd'hui. »

Quelles sont les énergies renouvelables qui sont exploitables à grande échelle dans les prochaines décennies ?

« Dans l'ordre d'importance selon moi: la biomasse issue des végétaux ligno-cellulosiques (et non pas celle des biocarburants d'aujourd'hui, de productivité nette insuffisante), l'hydraulique à dura-bilité éprouvée, l'éolien comme source fatale à pouvoir compléter à la première accalmie comme à la première tempête, et sans doute le solaire photovoltaïque dont le potentiel d'accessibilité semble loin d'être épuisé. J'y ajouterai un nucléaire revisité, et je vise ici des filières de fission performantes plutôt que la fusion qui risque bien d'arriver trop tard... »

Quel avenir envisagez-vous pour l'énergie biomasse et quels seront les utilisateurs les plus concernés ?

« Un avenir brillant est promis à la biomasse: son potentiel est considérable et il s'agit, sous toutes ses formes, d'un combustible, c'est-à-dire d'une forme d'énergie disponible à volonté et se prêtant par là à toute forme de gestion adaptable à l'organisation sociale. La biomasse, et singulièrement la biomasse ligno-cellulosique, est aussi une source de matière première pour la production de biens manufacturés. A ce titre, elle jouit de la même propriété de produit primaire que le charbon (dont elle est d'ailleurs la source lointaine), le pétrole et le gaz dont on connaît l'intérêt qu'ils ont présenté et présentent toujours dans leurs dérivés. »

Avez-vous un message particulier à faire passer auprès des lecteurs de DIALOGUE?

« Prenez conscience dès maintenant d'une évolution nécessaire qui, à terme, tiendra plus d'une révolution sociétale que du changement de paysage observé sur le cours d'un long fleuve tranquille. De plus alarmistes que moi évoquent, sans changement radical, rien moins qu'une extinction de l'espèce...

N'hésitez pas à vous plonger dans les écrits de Jean-Marc Jancovici dont je vous recommande particulièrement l'ouvrage "L'avenir climatique: quel temps ferons-nous ?" (Editions du Seuil, coll. Science Ouverte, mars 2002). La visite du site http://www.manicore.com est également passionnante. »

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