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Entreprise et développement durable
jeudi 26 août 2010, par
Beaucoup d’entreprises s’intéressent au développement durable et cherchent à devenir plus "vertes". Quand ce souci est honnête et ne vise pas uniquement un effet d’affichage, il doit être encouragé. Il est souhaitable que chaque produit vendu par une entreprise ait un impact aussi faible que possible sur l’environnement. Tout effort dans ce sens est certainement positif.
Cependant, l’entreprise cherche aussi à se développer et donc à augmenter la quantité de produits qu’elle vend chaque année. En cela, elle participe inévitablement à la croissance exponentielle de la consommation matérielle. La fixation de limites aux quantités produites par les entreprises n’est pas naturellement de leur ressort. Quels mécanismes limitatifs permettront d’éviter les bouleversements climatiques craints par la communauté scientifique ?
Les entreprises se dotent donc de politiques et de stratégies de développement durable. Leur démarche peut être plus ou moins ambitieuse, allant d’une simple communication sur quelques mesures bien visibles qu’elle aurait mises en œuvre jusqu’à un souci global de se mettre en cohérence complète avec les objectifs sociétaux du développement durable, si cela se peut.
Mais “entreprise” et “développement durable” sont-ils réellement compatibles ?
Précision terminologique
Afin d’éviter quelques malentendus, commençons par dire quelques mots sur chacun de ces deux concepts : “entreprise” et “développement durable”.
L’entreprise envisagée ici est celle qui évolue dans une économie de marché de type occidental à la fin du 20ème siècle. Elle est donc une propriété privée, dotée d’une personnalité juridique (c’est une personne morale) qui lui garantit des libertés comparables à celles des individus. Elle est plongée dans une économie de type libéral et donc peu dirigée. Sa taille est peu ou pas limitée et le nombre de ses propriétaires peut être très élevé.
On comprendra l’oxymore [1] “développement durable” comme une stratégie qui préserverait l’équilibre de la biosphère sur le très long terme (plusieurs millénaires). Une évolution qui permettrait d’esquiver la plus grande partie des conséquences négatives du réchauffement climatique et en particulier d’éviter les points de basculement potentiels aux conséquences irréversibles. En résumé, une évolution qui ferait appel pour l’essentiel aux énergies et matières renouvelables et n’utiliserait des ressources non renouvelables qu’à la marge.
Équation d’impact
Du point de vue du développement durable, la question qui se pose est d’évaluer l’impact global de l’activité d’une entreprise sur l’environnement. Par analogie avec l’équation de Kaya, on peut considérer que l’impact environnemental de l’activité d’une entreprise est proportionnel à l’impact de chaque produit vendu et au nombre d’exemplaires vendus.
I = Q * T
ou
Impact = Quantité * Technologie
L’impact environnemental annuel généré par une entreprise est le produit des quantités vendues ’ Q ’ au cours de l’année par l’impact dû à chaque exemplaire ’ T ’, impact qui dépend de la technologie utilisée par l’entreprise tant pour sa production que pour son fonctionnement général. Pour contrôler l’impact de la production (et donc de la consommation) de téléphones portables par exemple, il faut à la fois réduire l’impact lié à la production (et au recyclage) de chaque GSM produit. Mais il faut aussi garder sous contrôle le nombre de GSM produits puisque c’est le produit de ces deux quantités qui détermine l’impact global. Toutes les entreprises d’un secteur industriel contribuent à l’impact global du secteur et la somme de tous les impacts sectoriels constitue l’impact global de l’économie.
Or il semble que les démarches “développement durable” des entreprises soit exclusivement axé sur le premier aspect : limiter l’impact lié à chaque exemplaire produit en développant différentes stratégies d’entreprise visant à réduire les consommations d’énergie et de matières premières mais aussi à limiter les rejets de déchets.
Par contre, et on comprend bien pourquoi, une entreprise tentera rarement de réduire la consommation (et donc la production) d’un bien qu’elle vend. Ce serait généralement contraire à son propre processus de développement (on retrouve ici l’oxymore déjà évoqué). Au contraire, elle cherche généralement à augmenter la consommation (et donc la production) de ses produits.
Croissance et obsolescence
Pour augmenter ses quantités produites l’entreprise peut mettre en oeuvre diverses stratégies. Elle cherchera à développer de nouveaux marchés, trouver parfois au loin de nouveaux consommateurs qui jusqu’ici ignoraient tout ou presque des avantages de leur offre de produits. C’est d’ailleurs là une fonction essentielle des politiques publiques d’aide à l’exportation. L’entreprise tentera également de prendre des parts de marché à ses concurrents. Ceci ne modifie toutefois pas l’impact global du secteur industriel. Enfin, l’entreprise s’efforcera de ’’faire tourner" son marché de plus en plus vite. Elle incitera les consommateurs à renouveler plus rapidement leurs équipements, vêtements, etc. L’ obsolescence d’un produit devient un concept particulièrement important dans la stratégie d’une entreprise. Au plus vite un produit est "périmé" au plus vite le consommateur va le remplacer.
L’obsolescence peut se décliner en deux branches : l’ obsolescence technologique – un produit est périmé parce qu’il est remplacé par un nouveau produit plus performant ou plus à la mode – et l’ obsolescence programmée – on n’a pas nécessairement intérêt à prolonger la durée de vie d’un produit au delà de la période de garantie [2]. Les services de recherche de l’entreprise se focaliseront sur la mise au point de méthodes de production plus économiques, y compris éventuellement en terme d’impact environnemental. Par contre, elle trouvera généralement peu d’intérêt à rendre son produit facilement réparable.
Pour échapper au piège de l’obsolescence programmée, on a proposé depuis quelques décennies le passage d’une "économie de biens" à une "économie de services" dans laquelle l’entreprise reste propriétaire des biens qu’elle loue, le consommateur ne payant que pour leur usage. La généralisation de ce concept devrait encourager l’entreprise à allonger la durée de vie des biens qu’elle gère. Il faut cependant reconnaître que cette proposition rencontre peu de succès, tant à cause de la complexité et du coût de sa mise en œuvre que du peu d’intérêt manifesté par un consommateur qui préfère souvent la propriété réelle.
Limitation
L’Entreprise participe ainsi tout naturellement à la croissance exponentielle de la consommation matérielle, croissance dont on sait les effets délétères sur l’environnement [3]. Elle cherche constamment à se développer, ainsi qu’il est inscrit dans son patrimoine génétique, c’est à dire conformément à ses statuts et aux lois sur le commerce et les entreprises.
Comment mettre un terme à cette croissance exponentielle de la consommation matérielle ? A priori, il ne semble pas que des mécanismes limitatifs puissent être trouvés à l’intérieur de l’entreprise. Ils seraient contre nature. On peut difficilement imaginer une entreprise qui chercherait à limiter ses ventes. La limitation des quantités ne peut donc provenir que de contraintes externes à l’entreprise mais auxquelles elle est soumise. On pourrait bien sûr attendre que jouent les limites naturelles avec l’épuisement progressif des ressources non-renouvelables. Cet épuisement forcera bien un jour la limitation de la production et de la consommation matérielle. Le problème est que, suivant les scénarios des climatologues, l’évolution climatique serait alors plus que probablement hors contrôle.
Il ne reste donc qu’à anticiper cette situation et à imposer politiquement, c’est à dire collectivement, des limites à la consommation de ressources non renouvelables. Sans politique limitative, le développement durable ne sera pas durable. On peut regretter que les Pascuans n’aient pas réussi à mettre en oeuvre une politique auto limitative et aient coupés leurs derniers arbres ce qui les a mis dans l’incapacité d’encore construire des pirogues et donc de trouver en mer leur principale ressource alimentaire [4]. Pour préserver l’équilibre de la biosphère (ou biogée comme l’appelle Michel Serres [5]), nécessaire à la survie de l’humanité, peut-être devrions nous sans attendre fermer nos mines de charbon et nos puits de pétrole et de gaz. En aurons-nous le courage ?
[1] Pour une analyse détaillée de l’usage des oxymores en général et du développement durable en particulier, voir « La Politique de l’Oxymore » de Bertrand Méheust, éditions La Découverte, 2009.
[2] Voir la proposition de Philippe Moati, économiste et directeur de recherche au CREDOC, pour “Étendre la garantie sur les biens de consommation à 10 ans”
[3] Les conséquences de la croissance exponentielle de la consommation matérielle ont été analysées de manière détaillée par des chercheurs du MIT en 1972 dans “The Limits to Growth”, ouvrage qui reste totalement d’actualité.
[4] Jared Diamond, 2006, “Effondrement”. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, Collection “NRF Essais”.
[5] Michel Serres, 2009, “Temps des crises” Editions « Le Pommier ».
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